À San Pietro in Montorio, là-même où il y a un peu plus de 190 ans, si je compte bien sur mes doigts, le 16 octobre 1833, Stendhal commençait sa vie de Henry Brulard sans doute parce que, disait-il, il allait avoir la cinquantaine. Daphné, à qui je lis le début, ne semble pas trouver que ce soit si grave que cela. Et moi, moi qui ne vais pas encore avoir la cinquantaine, pourtant, je perçois déjà tout le drame de la situation, la claire lucidité de qui se saisit de ce fait, soudain, et en perçoit toute la profondeur, toute la gravité. De profondeur ni de gravité, il n’y en a aujourd’hui, sur les marches de San Pietro in Montorio où s’était assis Stendhal pour rêver une heure ou deux à sa cinquantaine prochaine, rien que des gens qui font des selfies, des filles qui sourient pour la photo que prend l’amant du moment. Mais pourquoi ces gens sourient-ils ? Qu’y a-t-il de si réjouissant à se prendre ou se faire prendre en photographie ? N’est-ce pas, au contraire, d’une infinie tristesse ? Comment peut-on se réjouir de se contenter de cette vie qui nous est vendue et qui, en tout point, est odieuse ? Moi, je ne le puis pas. Traversant cette cantine à ciel ouvert qu’est le Trastevere, malgré toute cette nourriture engloutie sous mes yeux écœurés (moi aussi, c’est-à-dire, je mange trop), je repense au lamento à mi-voix de Stendhal, et me demande : et moi, qu’ai-je fait jusqu’à présent ? J’ai commis quelques livres qui ne laisseront pas la moindre trace dans la mémoire des humains, et puis quoi ? Rien, ou presque. Je m’interroge plus avant : et maintenant, que vais-je faire ? Me reste-t-il encore quelque chose à faire ou bien tout est-il là, dans ce passé pas si lointain que cela, mais qui ne me semble plus être moi ? Aurai-je seulement encore la force de faire quelque chose ? Il n’est pas impossible, cela, je me le suis déjà dit, il n’est pas impossible que je sois déjà fini, mais alors pour quoi est-ce que je vis encore ? L’autre jour, j’ai rêvé que je tuais mon frère. Au moment d’aller en prison, je me mis à pleurer et décidai de revenir en arrière et de ne pas tuer mon frère parce que la perspective de ne plus voir Daphné aussi souvent qu’avant d’être enfermé me semblait insupportable. Il est évident que je suis un être d’une parfaite immoralité, d’un égoïsme absolu, je ne pense qu’à moi, même quand je me lamente, c’est toujours sur moi, mais qu’y puis-je ? Je ne sais pas. Devrais-je y pouvoir quelque chose ? Peut-être doit-il en être ainsi, mais je voudrais faire quelque chose de plus que ce seul journal, lequel ne me satisfait pas, pas forcément une seule chose de plus, il pourrait s’agir de plusieurs choses de plus, mais je voudrais mener à bien autre chose, quelque chose.