vingt-sept février deux mille vingt-trois à Rome

L’orage de la nuit a fait place à un ciel bleu parfait que mettent en lumière de beaux et blancs nuages. Piazza Farnese. Sept nonnes passent. Le soleil m’aveugle.  Je plisse les yeux pour jouir de toute sa substance. En autographie, j’immortalise moi-même la scène pour la postérité ignorante. Tout le monde le fait, pourquoi devrais-je échapper à la règle ? Tournant le dos à l’église Santa Brigida, appuyé contre la fontaine, sans le moindre effort, je fais un avec le temps qui passe. Qu’est-ce qui pourrait venir gâcher la journée, aussi parfaite que le bleu du ciel, qui s’annonce ? La pluie ? Non, quand elle tombera, elle ne sera rien qu’annoncée. Alors quoi ? Un passage à la librairie. Entretemps, le coup de canon quotidien retentira du haut du Janicule, médusant les touristes qui penseront que ce sera la troisième guerre mondiale, même pas, nous nous promènerons dans le jardin botanique, somewhere out of this world. De la librairie, oui, je voulais dire quelques mots, mais j’en ai perdu l’envie. Zéro dépaysement, tout est partout comme ailleurs, comme nulle part, en fait, les mêmes noms, les mêmes têtes, les mêmes phrases creuses. C’est la face post-moderne, cool, du capitalisme : on prend un emballage célèbre et original (ici Henri Beyle dont on affiche le mascaron stylisé comme un vulgaire logo) et on le remplit de produits standardisés jusqu’à la nausée. Que cette chose existe, quel intérêt cela peut-il bien avoir ? Ai-je retrouvé l’envie de parler ? Non, certes pas, je pense à mon soleil matinal, à mon ciel bleu : même si je désirais honneurs et gloire, le monde se chargerait de m’en priver, je n’en ai pas, et peut-être vaut-il que je me conforme à ce destin (amor fati). Mes pages, à qui sont-elles destinées sinon à des amis lointains que je ne connais pas, à quelques rares esprits que l’époque n’aura pas encore rendu captifs, à diverses folles qui savent ne pas renoncer à l’amour ? Traversant une fois de plus la place, je me sens étrangement chez moi. De tout ce qu’il peut bien m’arriver, de tout ce qui aura bien pu me passer par l’esprit aujourd’hui, ce que je voudrais retenir enfin, c’est ceci : l’étrangeté subite d’un nouveau chez-soi, son apparition, sa venue, et le nouveau monde qu’il crée.