La perspective d’un retour à la normale ne me réjouit guère. Dans l’intervalle romain, un rayon de soleil déchire le gris du ciel. Villa Borghese. À la Galleria, je me trouve fasciné par le destin plante de Daphné qu’Apollon essaie en vain de violer. Rien de fixe dans la pierre, tout est en train de changer, de se métamorphoser, les doigts de la jeune fille, tendus vers le ciel, deviennent des feuilles, les boucles de ses cheveux aussi, ses pieds des racines, et pourtant, elle est toujours en train de courir. C’est cette course arrêtée qui empêche le dieu de se saisir d’elle : Daphné dépasse la vitesse de la lumière en atteignant à l’immobilité parfaite de la plante qui pousse. Elle révèle par sa métamorphose un autre rapport au temps et à l’espace, son corps n’est plus orienté par un mouvement rectiligne, elle s’étend dans tous les sens à la fois, en haut et bas, devant et derrière, elle pousse vers le ciel et vers la terre dans une sorte de géométrie totale. Dans sa métamorphose, elle conquiert l’espace-temps, et le dieu qui la touche ne sent pas la victime de son désir, mais une plante qui le ridiculise. Le trou qui fascinait le fascinus du dieu se révèle tout à coup vide, plein d’un autre être qui est pourtant le même. La métamorphose est un changement qui maintient l’identité de l’être tout en l’altérant radicalement. La vierge prend racine contre laquelle la verge divine bute en vain. Il n’y a plus rien à tirer. La métamorphose est générale qui affecte encore le langage : le nom propre de la vierge deviendra le nom de la chose. Δάφνη, c’est le nom et c’est la chose, c’est la totalité sans faille, sans hiatus, de l’être. Par là, nous est offert un accès à une compréhension supérieure de l’univers, conception étrangère à nous autres, qui héritons des Modernes notre sens aigu des dichotomies, notre foi en la binarité. À la binarité, ne s’oppose pas la non-binarité, comme nous croyons pouvoir le découvrir (et que nous sommes naïfs, en effet), mais la totalité sans fragments, qui n’a donc rien à voir avec notre totalité de modernes, laquelle s’oppose toujours à ses parties auxquelles elle entend imposer son pouvoir, une totalité première, qui se donne en tant que telle, la totalité du récit qui à la fois raison et mythe, la totalité de l’univers qui est en même temps culture et nature. Je suis uni à tout ce qui existe, voilà pourquoi je puis me métamorphoser.