trois mars deux mille vingt-trois

Voyant ses livres dans la bibliothèque, Daphné me demande si Pier Paolo Pasolini est mort. Et puis, quand. Et puis, comment. Je réponds et, à la dernière question, évoque les trois hypothèses qui me semblent les principales : parce qu’il dérangeait trop de monde, parce qu’il était homosexuel, parce qu’il a fait une mauvaise rencontre. Et puis, je parle de Salò, le film qui venait de sortir juste avant la mort de Pasolini, je dis à Daphné ce que c’est que Salò et ce que c’est que Salò, son interprétation de Sade, du fascisme et de la fin de Mussolini, et puis je cite Moretti : Non so perché ma non ero mai stato nel posto dove è stato ammazzato Pasolini, qui ouvre la plus belle élégie du cinéma. Lui disant que, tout ça, elle le verra plus tard parce que Salò, ce n’est pas un film pour enfants, avant d’ajouter : mais est-ce un film pour adultes ? Probablement pas. Qu’est-ce qu’un film pour adultes ? Je ne sais pas. Est-ce que je l’ai su un jour et que je l’ai oublié ? Est-ce qu’on peut avoir des idées précises sur les choses ? À l’idée que je ne sois pas de mon temps, je suis envahi par un sentiment suave et une grande angoisse. Suis-je un imposteur ? Mais qui est-ce que j’essaie d’abuser ? Personne. Dans le disque dur de mes archives, je retrouve un texte que j’avais écrit pour le lire à Forcalquier, le 9 juillet 2016, lors d’une journée consacrée à Pasolini. Je le survole des yeux et me dis que je vais le coller ici, je n’ai rien d’autre de mieux à dire aujourd’hui. Ça s’appelait « Voyage en Italie », comme j’en reviens, j’y retourne :

1. La cafetière de mon père
Il y a quelques années de cela, j’ai acheté une cafetière pour mon père. C’était dans une ville située au bord d’une assez grande étendue d’eau (370 km2 environ). Si je me souviens aussi bien de cet achat, aujourd’hui encore, et de l’endroit de cet achat, ce n’est pas à cause de son originalité ; une cafetière en Italie, c’est tout le contraire. Non, je dirais plutôt que c’est à cause de son absence d’originalité ; à cause de sa banalité. C’est vrai que je voulais offrir une cafetière à mon père, mais j’aurais pu l’acheter n’importe où. Peut-être aurait-il mieux valu d’ailleurs que je l’achetasse n’importe où, n’importe où plutôt qu’ici. Or, même si je ne m’étais pas rendu ici pour faire ce genre de choses, je crois qu’il n’y avait pas de meilleur endroit pour le faire, qu’il y avait là une sorte de perfection, une perfection dans la banalité ; la perfection de la banalité.
Nous n’avions pas décidé de venir ici, précisément, Nelly et moi, cet été-là. Nous avions suivi une ligne un peu courbe entre Gênes et Trieste (Gênes — Mantoue — Padoue — Ferrare — Trieste). Et en direction de la France, au retour de Trieste, que nous avions trouvée si triste, mais si belle, si européenne, mais si étrangère, nous nous étions arrêtés à Sirmione, ville autrichienne sur la rive italienne du Lac de Garde. Il faisait une chaleur collante et vrombissante. Et après avoir lézardé au bord d’une piscine commune à tous les résidents de la pension où nous logions, en mangeant des tranches de pastèque et en buvant du thé glacé — comme les authentiques touristes qu’en réalité, nous étions —, nous avions pris la voiture pour faire un tour et nous nous étions arrêtés là, après avoir lu le nom de la ville sur un panneau de signalisation.
C’est là que j’ai acheté la cafetière pour mon père. Nous avions marché quelques minutes sur le port et puis nous avions pris une rue parallèle — je crois que mes souvenirs sont exacts, mais peut-être que j’imagine tout cela —, une rue parallèle, où nous avons donc fait cet achat. Et en un sens, il n’y avait rien d’autre à faire parce qu’il n’y avait rien d’autre, là. Ce n’était plus qu’un nom, désormais, un nom qu’accompagnent certes toutes les connotations que l’on peut bien imaginer, mais un nom creux, tout de même, une manière de néant onomastique, si j’ose dire. C’est à cause de ce néant-là qu’il m’a semblé parfait de faire quelque chose d’aussi banal à Salò. Après ? Après, nous sommes partis.
Parfois, quand je vais voir mon père chez lui, à Marseille, je regarde cette cafetière dont il ne se sert pas — le modèle ne me convient pas, m’a-t-il dit un jour à peu de choses près —, et si je préférerais bien sûr qu’il en eût l’usage, je pense à la ville d’où elle vient et le néant onomastique est bien vite recouvert par un réseau de significations qui adhèrent à l’objet, sont tout ce qu’il est, bien plus qu’il ne le semble.
2. Les deux suicides
On pourrait dire qu’il y a deux suicides dans l’œuvre de Pasolini ; deux suicides presque identiques, à l’exception de leur issue. Le premier se trouve dans Mamma Roma. Après la mort d’Ettore, la mère, incapable de surmonter son chagrin, tente de se jeter par l’une des fenêtres de son appartement. Elle est retenue. Le second se trouve dans Salò ou les 120 journées de Sodome. La pianiste s’arrête de jouer. Elle monte les escaliers, ouvre la fenêtre de sa chambre, regarde au dehors. Un geste d’horreur. Un soupir d’effroi. Elle se jette par la fenêtre. Son corps s’écrase par terre.
Ces deux suicides symétriques, presque aux deux bouts de l’œuvre de Pasolini, ont deux sens totalement différents. Dans Mamma Roma, la société retient l’individu. Même si elle est responsable de la mort d’Ettore, qui ne parvient pas à trouver sa place dans le monde, elle maintient en vie les individus qui l’acceptent malgré tout, ceux qui, quelle que soit leur condition, sont intégrés dans le corps plus grand qu’eux qu’ils forment avec leurs semblables. Dans Salò, au contraire, la société détruisant tout, réduisant en ruines immondes le monde, avilissant les individus, les réduisant à la masse, meute de chiens ou troupeaux de moutons, plus rien ne retient. Les corps des individus sont déjà oubliés, ils n’ont plus d’existence propre, ils ne sont que des choses, poussées dans leur ultime retranchement, éléments d’un jeu éminemment raffiné, le jeu le plus raffiné qui soit, le jeu de la négation. Les effusions, la tragédie de Mamma Roma n’ont plus de sens dans Salò. La musique s’arrête, et c’est la mort qui s’ensuit.
S’il faut faire attention à la musique dans les œuvres que nous regardons ou que nous lisons, il faut prêter une attention tout aussi grande au moment où elle s’arrête. Dans La Métamorphose de Kafka, déjà, la fin de Gregor coïncidait avec la fin de la musique, avec le fait qu’il interrompait le solo de violon de Grete, sa sœur, et que cette interruption était insupportable. Gregor n’était pas plus repoussant, plus haïssable à la fin qu’au début du récit. Mais c’est au moment où sa condition dépasse sa simple apparence nauséabonde pour interrompre le cours de la vie des autres membres de la famille, qu’il faut s’en débarrasser, qu’il faut l’éliminer. L’abjection interrompt la musique. Tant qu’il y a de la musique, la vie peut suivre son cours, la vie peut continuer. Quand elle s’arrête, c’est vraiment fini. C’est la fin du récit, la fin du film, du monde. Ce qui l’interrompt, c’est l’irruption de ce qu’on ne percevait pas clairement jusqu’à présent, mais qui subitement, comme un court-circuit ou une illumination négative, casse le rythme des jours, aussi infernaux soient-ils. À un moment, il n’est plus possible de continuer parce que c’en est trop. Ce trop n’est pas le moment où tout est détruit. Ce trop vient après coup, quand tout est déjà détruit. Tout est détruit déjà, mais nos habitudes, nos façons de vivre, nos comportements appris et savamment répétés depuis l’enfance nous empêchaient de le percevoir. La fin de la musique est la fin de la tragédie, le passage à un temps, à un monde qui n’a plus de forme, qui n’a plus de sens. Salò décrit l’absence du monde, le moment où la société, à force d’intégrer l’individu dans sa masse, se ruine elle-même. Alors, en effet, il n’y a plus personne pour te retenir quand tu sautes par la fenêtre.

3. L’histoire ou la passion
Lors du tournage de Salò, Pier Paolo Pasolini déclara vouloir démontrer par ce film l’inexistence de l’histoire. Il parlait aussi de l’anarchie du pouvoir, mais en l’entendant dire, ce qui retint mon attention, ce fut surtout l’idée de l’inexistence de l’histoire. Certainement parce que cette déclaration me fit une drôle d’impression, sans doute parce que je ne l’ai pas comprise, sans doute parce qu’elle n’avait pas de sens cla ir, ou du moins intuitif, pour moi.
On pourrait nier l’idée d’un progrès — d’un développement continu dans le temps du savoir, d’une amélioration constante des conditions de vie, d’une orientation de l’histoire sinon vers un but, sinon vers une fin, du moins vers un meilleur qui se réalise toujours, d’un bonheur toujours plus grand —, mais l’idée de l’histoire comme succession d’événements liés entre eux me paraissait difficilement contestable. Il devait y avoir quelque chose d’autre, quelque chose de plus dans la mesure où si on prenait l’idée de Pasolini comme je le faisais, elle était ou bien triviale ou bien absurde. Avoir affaire à l’absurde ou au trivial, cela ne me plaisait pas. Il devait y avoir autre chose, quelque chose de plus.
Et puis, à force d’y penser et de me demander ce qu’elle pouvait bien vouloir dire, cette idée, je me suis souvenu de la fin du poème de Pasolini, Les cendres de Gramsci. Dans ce poème, quelqu’un — c’est Pier Paolo Pasolini, mais ce pourrait en fait être n’importe qui, et ceci est très important —, dans ce poème, quelqu’un se promène dans le cimetière dit des Anglais, qui se trouve dans le quartier du Testaccio à Rome, au début du printemps. Mais le temps n’est pas printanier. Le temps est mauvais. On a trop tendance à se moquer du temps qu’il fait, comme si ce n’était qu’un détail vulgaire, tout juste bon pour le petit peuple. On ne devrait pas : dans Les cendres de Gramsci, c’est ce phénomène climatique anecdotique qui donne lieu à une expérience, l’expérience qui fait le poème, qui lui donne son impulsion et sa signification. Parce que tout est là dans cet « automnal mai » dont la perception ouvre le poème et lui donne le la. Ce mois de mai de 1954 n’est pas tel qu’il devrait être, et parce qu’il ne l’est pas, il rappelle à la mémoire un autre mois de mai, qui n’est plus, le « mai italien », celui peut-être où parut pour la première fois le journal L’ordine nuovo, le premier mai 1919, dans lequel Antonio Gramsci pouvait encore déclarer, notamment, que le monde était en train de se sauver lui-même.
Le temps qu’il fait, le cimetière, l’atmosphère élégiaque, la perte d’un sens, d’un espoir, d’une croyance qui était encore possible jadis, en mai, voilà tout ce qui compose le poème. Jusqu’à sa fin, quand Pasolini déclare :

La vie est bruissement, et ces gens qui
s’y perdent, la perdent sans nul regret,
puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui

jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant,
chez ces faibles, pour eux, le mythe
se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient

de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire
pourrai-je désormais œuvrer de passion pure
puisque je sais que notre histoire est finie ?

Comment ne pas penser, dès lors, que ce que Pasolini a voulu sauver en filmant Salò, c’est cette passion pure qui seule peut nous faire agir ? Comment ne pas penser qu’il vaut mieux sacrifier l’histoire plutôt que de sacrifier sa passion ? Il vaut mieux en somme se sauver soi-même plutôt que de sauver l’histoire, qui ne nous a jamais rien valu de bon.

4. Les moustiques et les touristes
À Sirmione, on nous avait conseillé de fermer les fenêtres avant la tombée de la nuit en raison du nombre important de moustiques qui, à partir de ce moment-là, envahissent les abords du lac, en été. Moi, évidemment, j’avais essayé de voir si c’était vrai, et en sortant sur le petit balcon de notre chambre dans la pension, je m’étais retrouvé entouré d’une nuée de bestioles. Avant de rentrer dans la chambre, j’étais resté là quelques instants, à observer ces choses vertes et vrombissantes qui tournaient autour du moindre faisceau lumineux. À Sirmione, en revanche, personne ne nous avait donné le moindre conseil pour éviter les nuées de touristes autrichiens qui se déversaient sur le lac, l’été. Ils arrivaient eux aussi à la tombée de la nuit, jeunes, riches, rouges et vrombissant, buvaient, injectaient quelque centaines d’euros dans l’économie locale, et puis ils repartaient à bord de leur bolide allemand. À Salò, j’avais vu leurs aînés, plus aussi vrombissant, certes, mais tout aussi rouges, arpenter les rues de la petite station balnéaire, comme si c’était une ville parmi tant d’autres, où l’on fait escale au cours d’une croisière sur le lac.
« Comme si c’était une ville comme une autre », je me souviens que, cette phrase, je me l’étais dite exactement en me promenant dans les rues de Salò, et quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que, oui, évidemment, c’est une ville comme une autre. Un peu comme Vichy est toujours une marque d’eau minérale et les « carottes Vichy », un plat du répertoire de la gastronomie française. C’est comme ça : on ne déserte pas les lieux, au contraire, on les enfouit plutôt sous une masse infinie de discours jusqu’au moment où ils ne veulent plus rien dire du tout parce que c’est trop loin, désormais, parce que le temps a passé, qu’il ne s’agit plus, si j’ose dire, que de métaphores mortes. De toute façon, la vie a déjà repris son cours, et ses droits, tout a recommencé, et à un certain moment, en effet, il semble même que tout se passe comme si rien ne s’était jamais passé.
L’idée qu’un jour, le passé cesse d’avoir eu lieu, qu’un jour, le passé disparaît et devient simplement une suite de signes muets, des signes qui exigent d’immenses efforts pour leur faire parler une langue que plus personne ne comprend, cette idée, j’en conviens, cette idée peut paraître choquante. Il suffit pourtant de se promener dans telle ou telle ville pour s’apercevoir qu’il en est ainsi, définitivement ainsi. Le monde entier deviendra une attraction touristique, et nous n’y pouvons rien. Car, ou bien le passé s’efface et disparaît ; ou bien on le transforme en musée. Dans tous les cas, le passé est destiné à mourir, et il n’en restera rien que des traces qui ont perdu tout leur sens, et qui nous sont à jamais étrangères.

5. Une éclaircie
Quoi qu’il en soit de l’histoire, quelle que soit l’histoire, qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas — après tout, c’est peut-être indifférent —, il y a les souvenirs, et puis il y a les expériences. Certaines villes restent comme le lieu d’un souvenir : on se souvient que quelque chose y a eu lieu, et de temps en temps on se souvient d’elles, même, mais entre chacun de ces temps, rien n’existe que l’oubli. Dans d’autres villes, au contraire, on fait une expérience. C’est le résultat de la conjonction d’un moment et d’un endroit propices. Or, on ne se souvient pas d’une expérience, on la vit, c’est-à-dire qu’elle dure, que le temps et l’endroit où elle a eu lieu se dilatent et irriguent en quelque sorte la vie. C’est à la fois bien plus petit et bien plus grand que l’histoire.
Bien plus petit parce qu’une expérience ne concerne jamais qu’une personne singulière, non que l’expérience en question soit privée, mais elle émerge de l’individu qui l’a faite, qui la fait ; elle dépend de lui et il dépend de lui qu’elle puisse, éventuellement, concerner d’autres personnes que lui.
Bien plus grand que l’histoire parce qu’une expérience, c’est la vie qui change, non sous l’effet de quelque révélation obscure et ineffable, mais plutôt par un changement de perspective. L’histoire change la vie des hommes, mais la vie qui change, c’est autre chose. C’est une éclaircie. Une éclaircie ne se provoque pas, personne n’en est la cause. Elle a lieu. Il faut être disponible, au bon moment et au bon endroit.
On me rétorquera, et toc, dans le poème de Pasolini, malheureusement, les éclaircies sont aveugles. Et c’est vrai. Mais peut-être me tirerais-je de ce mauvais pas par une pirouette : elles sont aveugles comme le destin. Ou encore : on ne les déchiffre pas, il faut les vivre. On ne peut que les vivre. Je crois que, dans le poème de Pasolini, l’action de passion pure dont il est question, c’est la vie même. Comment vivre avec la conscience que l’histoire dont je suis l’héritier est finie ? La réponse ne peut être que tautologique : je suis toujours l’héritier d’une histoire finie. Il faut trouver la force de vivre cette fin, tous les jours, cette fin, c’est-à-dire d’inventer quelque chose qui n’a jamais eu lieu, à aucun moment, de faire une expérience de plus. Ce n’est pas une morale pour les peuples, c’est une morale pour les individus. Et loin de nous désespérer, cette idée que l’histoire est finie, que l’histoire est toujours finie, cette idée devrait nous réjouir. Nous venons toujours après, nous vivons toujours après coup. Mais si tout est fini, si tout est déjà fini, tout est possible, aussi.