Est-ce que le petit-bourgeois blanc qui se fait livrer de la dope à domicile par son dealeur noir a conscience d’être un salaud, raciste, ou est-ce qu’il s’en fout, de toute façon, il y a bien longtemps que son cerveau a grillé ? Ça se passe juste à côté de chez toi. Si j’étais ce dealeur noir, moi, je fourguerais ma came jusqu’à ruiner tous les petits-bourgeois blancs de la création et, après les avoir complètement dépouillés, je les laisserais crever tout seuls dans leur pourriture morale. Le pire, c’est que les petits-bourgeois blancs en question, pour éluder la question de leur responsabilité morale, quand ils n’en peuvent plus d’être défoncés, quand ils se rendent compte qu’en effet ils sont complètement cramés et complètement ruinés, les petits-bourgeois blancs se font passer pour des malades, qu’il faut soigner, oh les pauvres, ils ont des problèmes, eux, et les dealeurs noirs, non, qui restent ce qu’ils ont toujours été, des délinquants dont tout le monde se fout. Comment peux-tu ne pas avoir envie de faire tomber la société qui t’oblige à vivre dans de telles conditions ? Ça se passe juste au-dessus de chez moi. Lui, avec sa petite moustache et son petit pull rose cochon, l’autre dans son jogging, ses baskets et la banane assortis à la couleur de sa peau. Il y a quelque chose de répugnant dans la décrépitude morale de ces individus qui doit tout à eux-mêmes et à notre époque. Qui peut bien avoir envie de les sauver, ces petits-bourgeois ? Pas moi. Moi, j’accélérerais leur élimination. Il n’y a rien à en tirer. Et non, tout le monde n’a pas le même droit à l’existence, tout le monde n’a pas la même dignité devant l’existence, non, tout le monde ne mérite pas également de vivre. Et dire qu’ils ont le droit de voter. Qui peut bien avoir envie de sauver une telle époque ? Pas moi. Si je ne me sens pas de mon temps, c’est n’est pas tant parce que je juge que ses productions culturelles sont indigentes, après tout, s’il n’y avait que cela, ce ne serait pas bien grave, pour qui peut jouir d’une bibliothèque privée, c’est parce que le mode de vie que notre époque produit — l’exploitation de chacun par chacun, l’abaissement moral qui s’entend jusque dans la façon de parler, comme si le Français moyen ou sa femelle ne pouvaient pas faire une phrase sans prononcer une insanité, l’impression de démission universelle, chacun vivant pour son petit compte à soi, et j’en oublie, de grâce, heureusement que j’en oublie —, ce mode de vie est absolument abject. Pendant que le voisin avec sa petite moustache et son petit pull rose se fait livrer sa came de petit-bourgeois à domicile, de l’autre côté du boulevard qui me semble singulièrement crasseux, ce matin, c’est le retour des chiffonniers qui fouillent les ordures de la prospérité dans l’espoir d’y glaner quelque bien pour subsister, mais le petit-bourgeois avec sa petite moustache et son petit pull rose s’en fout, qui ne voit pas plus que la poudre dans son nez. Chacun pour soi et rien pour tous. De plus en plus de gens qui dorment dans la rue. L’autre soir, il était quoi ? 19h30, c’était un jeune homme qui était là, allongé sur son matelas, sous sa couette, son téléphone à la main, devant la porte d’entrée d’un immeuble moderne de la rue du Cherche-Midi, il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Et partout, les exemples se multiplient, d’un monde qui s’effondre et dont il ne restera rien. Comment ne pas avoir hâte, d’ailleurs, qu’il n’en reste rien ? Pendant que les chiffonniers glanent, que les dealeurs livrent et que les petits-bourgeois sniffent, moi, je fais réviser le présent de l’indicatif et l’imparfait à Daphné, et j’essaie de lui faire comprendre qu’il ne suffit pas d’être bonne, qu’il faut être la meilleure, aspirer à l’excellence, bon, cela n’est pas assez, bon, c’est tout juste médiocre, on fait des fautes, et encore des fautes, et toujours des fautes. Pourquoi ? Pourquoi le fais-je si je crois que ce monde est fini, mieux : si j’ai hâte que ce monde soit fini ? Peut-être parce que le nouveau monde, il faudra bien que quelqu’un l’invente et que ce n’est pas en parlant de travers et en pensant à moitié qu’elle pourra y arriver, ma belle et sauvage enfant. Qui sait, peut-être que je m’épuise en vain, mais c’est toujours mieux, non ? toujours mieux que d’exploiter, toujours mieux que d’humilier son prochain. Sinon quoi ? Apprendre le corse et partir vivre sur l’île de mes ancêtres ? Comment n’ai-je pas compris plus tôt d’où venait ma fascination pour les îles ? Montagnes désertes au maquis indompté et, dans le golfe ouvert en contrebas, la mer, l’odysséenne mer.