cinq mars deux mille vingt-trois

Normal, voire banal, comment ne pas se sentir tel devant la présence totale, investie comme on dirait d’une mission, de Pierre-Laurent Aimard qui joue les études de Ligeti ? Avant, quand on osait encore parler de « génie » (c’était avant les chevaux de course de Musil), on avait peut-être moins peur de la difficulté et c’est vrai que cette musique est difficile, elle exige quelque chose, on ne franchit pas le Styx sans payer un certain, mais ce que l’on découvre, de l’autre côté de la rive, est à la hauteur de la difficulté, c’est immense, c’est merveilleux, c’est inouï, qui ouvre grand les oreilles, grand comme elles ne sont jamais ouvertes sans la musique. Difficile, cette musique l’est, non par essence, mais à cause d’une mauvaise interprétation de la démocratie, laquelle s’oppose à l’excellence, et finit par ne plus rien apprendre à personne, de peur de choquer, de blesser, d’offenser, par peur de faire une expérience. Comme s’il fallait dorloter les gens. L’éducation que l’on donne aux enfants, qui méprise la musique, encore et toujours, est scandaleuse, elle devrait nous faire honte : on trouve la musique difficile parce qu’on n’a pas les oreilles ouvertes, parce que toute l’éducation tend fondamentalement à les fermer, pour que plus jamais elles ne s’ouvrent. Standardisation de l’écoute, comment la pensée ne le serait-elle pas ? Standardisation du goût, comment la sensibilité ne le serait-elle pas ? La mauvaise interprétation de la démocratie nous fait accroire qu’elle n’a de rapport qu’à la masse, quand c’est à l’individu, au contraire, à sa singularité, qu’elle est destinée. On n’a que faire des milliards de crétins qui, croyant admirer quelque chose, ouvrent des yeux de bovins qu’on envoie à l’abattoir devant les stars de la marchandisation de l’univers (toutes ces fusées qu’on envoie dans l’espace), il est déjà trop tard pour eux. Or, il est déjà trop tard pour nous aussi. Il suffisait de jeter un coup d’œil aux spectateurs dans la salle pour savoir que, dans vingt ans, cela n’existerait plus, cette culture aurait disparu, ce ne serait plus qu’une couche sédimentée de plus à destination des archéologues du futur. S’intéresseront-ils à nous ? À nous, peut-être pas, mais aux études de Ligeti, ils le devraient. À un moment du concert, et à un moment après, j’ai eu envie de m’assoir pour écouter en concert le Second String Quartet de Morton Feldman, qui peut durer jusqu’à six heures et demie, mais aurais-je cette chance dans ma vie ? Rien n’est moins sûr. Le temps passe et on aimerait au moins être libre de choisir comment le passer, mais il est confisqué, privatisé et vendu en fragments insignifiants. C’est l’esthétique du turfu. Pas sûr que tout ne soit pas foutu.