six mars deux mille vingt-trois

Lors de la performance de Rihanna à la mi-temps du Superbowl, les recherches sur internet concernant sa marque de maquillage Fenty Beauty ont augmenté de 800% tandis que, durant l’interprétation des études de Ligeti par Pierre-Laurent Aimard à la Cité de la musique, il ne s’est rien passé d’autre que la musique. Qu’est-ce qu’on remarque par là, sinon la différence entre une œuvre d’art et autre chose ? Une œuvre d’art est à elle-même sa propre fin ou, du moins, ce qui ne l’est pas ne saurait être une œuvre d’art. Cette remarque n’implique pas qu’une œuvre d’art ne puisse pas signifier autre chose qu’elle-même, mais cette signification est seconde par rapport à la signification première de l’œuvre qui est elle-même. Opposition caricaturale, peut-être, mais l’existence elle-même n’est-elle pas devenue caricaturale ? Toutefois, je ne crois pas que cette opposition soit si caricaturale que cela. En notre époque de relativisme total, on a parfois du mal à trouver quelque chose sur quoi s’appuyer et notre nature est si frêle, si changeante, notre éducation si pauvre, notre volonté si faible, qu’il paraît douteux de se fonder sur soi-même, comme le voudrait le libéralisme frénétique. L’opposition montre les choses comme elles sont : d’un côté, ce qui se présente comme de l’art n’est en réalité qu’un support de communication marchand comme un autre, de l’autre, l’expérience de la musique est dans le moment même où la musique est jouée. L’expérience est tout entière dans l’œuvre. Que l’expérience soit tout entière dans l’œuvre, cela ne signifie pas que l’expérience soit bornée à l’œuvre — la preuve que non, j’y pense encore —, mais qu’elle n’a pas d’autre fin que soi. Encore une fois, cette dimension autotélique de l’œuvre d’art n’implique pas que l’œuvre soit bornée à elle-même — quand une expérience esthétique est faite, c’est même tout le contraire —, mais qu’elle ne sert à rien d’autre qu’elle-même : l’œuvre d’art n’est pas publicitaire, l’œuvre d’art n’est pas politique, l’œuvre d’art n’est pas religieuse, l’œuvre d’art n’est qu’elle-même. Qu’elle ait un contexte, qu’elle puisse avoir une signification seconde, comme je l’ai déjà dit, cela n’est pas contradictoire, mais ce n’est pas ce qui définit l’œuvre d’art, permet de la distinguer des autres œuvres. Cette dimension unitaire, plutôt qu’autotélique, en effet, ontologiquement, l’œuvre d’art est un individu, inexploitable, concentré en soi-même, insécable, infongible,  cette dimension unitaire de l’œuvre d’art, dis-je, cette dimension est à réinventer tant il semble que notre époque, occupée aux affaires, l’ait tout simplement perdue de vue : nous sommes obsédés par l’idée de faire faire des choses à des choses, redoublement qui dilue la signification dans un océan de préoccupations dérivées qui déconcentrent, détournent l’attention, la captent pour autre chose que l’œuvre dont on fait l’expérience. Au fond, la croyance que tout est politique n’aura jamais rien fait que préparer le terrain à la conviction que tout est à vendre, et il y a fort à parier que, pour se débarrasser enfin de cette conviction avilissante, il faille abandonner cette croyance absurde. Il faut que nous réapprenions à faire des distinctions, il faut que nous nous libérions du totalitarisme qui s’est emparé du monde, que nous apprenions de nouveau à penser, à sentir, à vivre, à aimer dans le discernement, dans la distinction, la différenciation et non dans l’indistinction nihiliste à laquelle la société post-politique marchande nous condamne. Il n’y a rien à faire faire, tout est à faire.