sept mars deux mille vingt-trois

La paume de chaque main recouvrant une moitié de mon visage, sous le jet fixe de la douche, je cherche le point du frisson chaud sur mon crâne. Le trouve, reste là à en jouir et, quand il disparaît, en cherche un autre, le trouve, et recommence jusqu’à ce qu’il soit grand temps de sortir. Devrais-je supprimer toutes les notations intimes de ce journal qui ne l’est pas, intime, et ne conserver que les remarques d’ordre général, philosophique, comme R. me l’avait suggéré il y a un temps ? Mais ce serait comme m’amputer d’une partie de moi-même. N’exagérons rien. Mais si, mais si. Ce n’est pas vrai que je dis tout ici, mais je ne dis jamais que la vérité. Saint Sébastien, transpercé comme je le suis par l’échec, qu’ai-je à dire pour que je ne me taise pas une fois pour toutes ? Tout ce qu’il faut endurer de souffrance et d’humiliation pour qu’une personne, une seule personne, consente à dire un mot de ce que je fais ; n’est-il pas proprement inhumain de consentir à cela, à tout ce désespoir pour presque rien ? Mais que faire d’autre ? Rien, justement, je ne puis rien faire d’autre : rien d’autre n’a réellement de sens que ceci — écrire. Et Nelly, et Daphné ? Mais ce ne sont pas des choses que l’on fait, ce sont les êtres avec qui je vis. Ce n’est pas que tout me paraisse absurde, non, c’est que je ne conçois pas une vie qui ne soit rien que la simple consommation du temps qui s’écoule, une vie qui ne soit rien que la pure consomption d’elle-même. Avoir un passe-temps, quelle conception lamentable de l’existence. Ne vaut-il pas mieux mourir que de passer le temps ? Est-ce pour échapper à la mort que j’écris ? Pour quoi d’autre ? Conscient que toutes les vies ne méritent pas d’être vécues, je m’efforce de justifier la mienne. Mais à quel prix et avec quels résultats. Je sais que l’époque, avec sa passion idiote de la résilience, exige de chacun qu’il fasse son deuil de tout, qu’il convoite le bonheur comme un malade en phase terminale son ultime soin palliatif, mais tout cela, n’est-ce pas affligeant, toute cette comédie du bonheur et de la réussite ? Mettre des fleurs sur du béton, ce n’est pas lui donner la vie. Tant que je serai en vie, je ferai ce que j’ai décidé de faire ; — c’est tout ce que je puis me promettre. Le reste ne dépend pas de moi. Oh, je pourrais changer de voie, mais ce serait me trahir, trahir la seule chose qui ait encore un peu de valeur, une certaine fidélité à soi-même. Dehors, les sirènes de la police hurlent qui annoncent le spectacle de la contestation sociale. Faut-il que j’en aie quelque chose à faire ? Si j’en avais quelque chose à faire, ma vie serait différente, cela ne fait aucun doute, mais serait-elle meilleure, quelque chose s’en trouverait-il essentiellement changé qui l’éclaire d’une lumière nouvelle et plus belle ? Quelle farce. Je ne suis pas fatigué, je ne suis pas déprimé, non, les choses se tiennent là, devant moi, nues, sous une lumière sans ombre, il n’y a pas de doute, tout est clair, il faut apprendre à supporter cette cette sublime lucidité. Et à Daphné qui me récite, après le déjeuner, avant de retourner en classe, la « Nuit rhénane » d’Apollinaire, qu’elle apprend à l’école, je suggère de marquer un silence aussi long qu’un alexandrin entre « Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été » et « Mon verre s’est brisé dans un éclat de rire », pour faire entendre l’absence du vers en moins, résonner l’éclat du sonnet brisé. Puisse ce qu’il demeure encore de la république nous sauver de l’inanité.