huit mars deux mille vingt-trois

« On n’a pas le temps de se poser de questions », braillait le type dans son téléphone en faisant les cent pas devant le portail de l’école. « On n’a pas le temps de se poser de questions, il faut aller plus vite. Il faut aller plus vite. » Il n’arrêtait pas de répéter ça, indifférent aux gens autour de lui, gens qui auraient pu ne rien en avoir à foutre de ses problèmes de chef au boulot, en tout cas, moi, je n’en avais rien à foutre, mais contrairement à lui qui imposait sa vie personnelle au fragment de la terre entière présent autour de lui, je ne me serais pas permis de lui dire : « Eh, tu sais quoi, mec ? On n’en a rien à branler de tes problèmes de connard au boulot. Alors, ferme ta gueule, ok ? Juste ferme ta gueule. » Non, je ne me serais pas permis. Et je ne me le suis pas permis. Les autres, non plus, mais c’est parce qu’ils s’en foutaient de lui, de tout, occupés qu’ils étaient à raconter leurs vacances au ski ou en province, c’est pareil. La vie normale, quoi. Je l’ai perdu de vue et puis, je l’ai retrouvé : il a tendu la main droite à sa fille, la gauche était occupée à tenir le téléphone, il a lâché la main de sa fille pour faire signe à je ne sais qui, et puis il a essayé d’attraper de nouveau la main de sa fille qui bataillait avec son cartable trop grand pour elle, et ils sont partis comme ça, lui tenant toujours dans la main gauche le téléphone dans lequel il a continué de brailler jusqu’à ce que je le perde de vue, et elle s’efforçant tant bien que mal de suivre le rythme de son père, « On n’a pas le temps de se parler, il faut aller plus vite », j’imagine que c’est ce que sa fille devait penser qu’il lui disait quand il ne lui parlait pas, occupé à parler à quelqu’un d’autre, à l’autre bout du fil, qui, lui aussi, peut-être, était allé chercher son enfant à l’école sans décoller l’oreille de son téléphone. La vie moderne, quoi. Je les ai regardés s’éloigner et, quand je les ai perdus de vue, Daphné s’est jetée sur moi, la tête la première dans mon ventre, comme il lui arrive de le faire, réclamant un câlin, que je lui ai fait, parce que, moi, je n’étais au téléphone avec personne, moi, j’étais simplement là où j’étais, en train de faire ce que je faisais. Et, en sentant le de moins en moins petit corps de ma fille contre le mien, je me suis dit que, finalement, j’avais de la chance de ne pas gagner d’argent parce que, ne gagnant pas d’argent, n’ayant pas de subalternes sur qui gueuler pour qu’ils obéissent plus et pensent moins, qu’ils travaillent, quoi, moi, je pouvais parler à ma fille, lui demander comment s’était passée sa matinée, écouter ce qu’elle avait à me dire sans faire semblant, sans tricher, sans mentir, sans être ailleurs, non plus, en étant simplement là où j’étais avec la personne avec laquelle j’avais envie d’être. Heureusement que je ne gagne pas d’argent, me suis-je dit, même si littéralement ce n’est pas vrai, je ne suis pas heureux de ne pas gagner d’argent, mais je suis heureux d’être comme je suis, je suis heureux d’avoir le temps de vivre avec mon enfant, de vivre pour elle aussi, mais pas seulement, de vivre pour moi aussi, parce qu’en fait, ce n’est pas vrai que je ne travaille pas, ce n’est pas vrai que je ne fais rien, il se trouve simplement que ce que je fais n’est pas socialement valorisé. Alors que cet homme, cet homme qui gueule dans son téléphone qu’on n’a pas le temps de penser, qu’il faut aller vite, et qui ne fait pas attention à son enfant quand il va la chercher à la sortie de l’école, le mercredi midi, cet homme-là, il a de la valeur sociale, il compte, à son niveau, c’est probablement quelqu’un d’important, les gens doivent même trouver que Marco, imaginons qu’il s’appelle Marco, ça lui va bien, Marco comme prénom, avec son teddy, son jean, ses baskets et la mèche gris blond de ses cheveux de plus en plus dégarnis, Marco, c’est un bosseur, en plus, c’est un mec super, tu te rends compte, il prend le temps d’aller chercher sa fille à l’école, on est allé passer le week-end dans la maison qu’il a dans le Perche, c’était super sympa, Marco, il est comme ça, mais pas moi. Peut-être que ma fille me détestera quand elle sera plus grande, parce que je n’aurai pas réussi ma vie, c’est probable, même si l’on ne sait jamais ce que les enfants nous réservent mais, en attendant qu’elle me déteste, je profite de la vie, je profite d’elle quand je le peux, aussi souvent que je le peux. Est-ce que je raconte tout cela pour me rassurer, comme une sorte de réponse morale à l’échec qui fasse tout de même de moi un mec bien ? Je ne sais pas. Peut-être. Je ne sais pas grand-chose. Ce que je sais, en revanche, c’est que, ce matin, sans autre forme de procès, j’ai écrit une histoire, comme je n’en avais plus écrit depuis longtemps, exactement comme ça se passe quand j’écris une histoire, un récit se cristallise autour d’une signification et tout coule de cette source sans se tarir, c’est dense, bref, intense, c’est une sorte de conte. Et j’ai ressenti un grand bonheur à m’apercevoir que cette faculté-là, je ne l’avais pas perdue, qu’il fallait sans doute que je sois plus réceptif à elle, que je la laisse venir quand elle se présentait plutôt que de me demander bêtement Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire ? ce qui est le meilleur moyen de ne pas trouver de réponse, parce que la réponse, ce n’est pas une réponse directe à la question qui l’apportera, répondre à cette question, ce serait justement ne pas y répondre, mais un texte de quelque nature narrative ou autre qu’il soit. L’histoire que j’ai écrite ce matin, je ne l’ai pas encore relue et ne sais donc pas ce que je vais en faire, peut-être rien, peut-être quelque chose, je ne sais pas, l’important, ce n’est pas ce que je vais en faire, je n’écris pas pour faire quelque chose de ce que j’écris (le vendre, ou je ne sais trop quoi), j’écris pour écrire, je ne sais pas trop ce que je vais en faire, mais je crois que ce n’est pas le plus important, le plus important, c’est que l’histoire soit là, qu’elle ait été écrite,  — les histoires n’attendent que les auteurs pour être écrites.