Marché longtemps ce matin, m’arrêtant de temps à autre pour prendre des notes dans mon carnet noir. Quelquefois, quand elle ouvre dans mon esprit des passages que je n’avais pas empruntés auparavant, la ville m’emplit d’un sentiment ample et vaste comme l’univers. D’autres fois, elle me fait peur, dure, froide, solitaire comme elle l’est, qui réduit les humains à des spectres errant à l’aveugle sur une terre étrangère. Le long des quais de la Seine, le moindre espace où trouver un abri est occupé par une tente ou deux ou dix. On vit là où je ne fais que passer. Ce tunnel à l’intérieur lequel je m’enfonce avec une crainte muette (je ne vois pas la lumière de l’autre bout) me semble une porte de l’enfer. Sous la lumière jaunâtre et pâle, je déchiffre des inscriptions insensées sur les murs, des appels à l’aide, des cris, des avis de recherche, des témoignages, des formes de vie, tout une civilisation souterraine, surchargée et illisible, où s’enferment tentes, tables, chaises, casseroles noircies, statuettes pour l’office d’un culte insignifiant, corps qui tentent de rester propres, tentative dernière pour ne pas cesser d’être humain. Du coin de l’œil, je l’observe qui tâche d’essuyer une tache invisible. Dans le noir de son corps, le noir du souterrain, le noir de ses vêtements, la blancheur de ses baskets brille d’allures fantastiques qui défient les limites du possible, les limites du sens, les limites de la conscience. Dans le souterrain, le dehors ne cesse pas d’agir, mais son effet est négatif, destructeur, ne restent de l’extérieur que les plus décadentes, le plus avilissantes des valeurs : on essaie de sauver des apparences quand l’intérieur est pourri, détruit, fini. On bâtit la destruction. La Seine, ce n’est pas le Styx, me feras-tu remarquer, et tu auras raison, tout a déjà été dit, non ? Déceptions en ligne, mais à quoi s’attendre d’autre ? Les gens sont comme ils sont. Population psychotrope.