Je cherche mon île, mais elle est ici, mon île. Dans ces pages qui, elles-mêmes, sont dans cette ville. Où me tenir seul, ailleurs, pour penser mes propres pensées, sans parasites, sans perturbation, me concentrer en moi-même le temps de faire en sorte que les choses soient claires ? Où lutter ailleurs contre le sentiment que tout est sali, saccagé, qu’il n’y a plus le moindre chemin qui n’ait déjà été emprunté, non pas une fois, non, mais des millions de fois ? C’est le syndrome du touriste, sur lequel viennent se calquer toutes les activités humaines : tout est réduit au rang de chose à faire, et l’on privilégie ce qui est déjà connu, ce qui a déjà été vu. C’est rassurant, mais c’est mortel. Mon île, ce ne serait pas pour y passer seul le restant de ma vie, non, mais pour avoir accès à mes propres pensées, sans passer par la médiatisation sociologique des autres, pour rêver qu’un jour je pourrais avoir un accès direct aux choses, aux choses mêmes. Mais sans la phénoménologie, rien que les choses telles qu’elles sont, qu’elles sont belles, parfois, les choses telles qu’elles sont. Le soir quand je tire les rideaux et le matin quand je regarde par la fenêtre, je constate l’accumulation sans relâche des ordures, la façon dont elles s’entassent et puis se répandent dans la ville, pas petits tas, par grandes traînées, la pluie, le vent portant tout cela au loin. Difficile de ne pas y voir une image de notre temps. Aujourd’hui d’autant plus qu’il pleut et que le vent souffle. De rares piétons se faufilent entre des collines d’immondices. Sous la couche des ordures qui nous empêchent de la voir, Paris est peut-être la plus belle ville du monde, mais cette phrase n’aura jamais été qu’un argument de vente pour attirer les touristes. Rien n’est vrai. Je pense : il faut faire attention à ne pas voir partout des images de notre temps. Et me fais remarquer : mais tout est une image du temps, moi-même, je suis une image du temps. Dans ce tout, rien n’est la totalité, mais chaque fragment du réel exprime une partie de l’ensemble. Et alors, qu’y a-t-il de vraiment si insoutenable dans ces ordures exposées : la crasse ou l’excès ? L’odeur qui se dégage de ces tas d’ordures, la vision qu’elle offre d’une société décadente, cela, c’est notre parfum, c’est notre figure. Si l’image dans le miroir te répugne, peut-être n’est-ce pas au miroir qu’il faut que tu accuses, mais que tu examines ce dont il offre une image inversée pour que tu puisses la voir comme si c’était celle d’un autre, pas la tienne, avec une certaine objectivité. Se regarder en face, ce n’est pas toujours la peine, quelquefois, il suffit de jeter un œil au trottoir d’en face. N’est-ce pas heureux ? Bien sûr que c’est heureux.