douze mars deux mille vingt-trois

Faut-il se méfier de la cinématographie spontanée de la ville ? Le temps que je formule la question et que je me mette à filmer ce que je vois et ce que j’entends avec mon téléphone, il a changé de chanson et ne chante plus Hasta siempre, mais Quizás. Pas beaucoup de différence. Ce qui ne m’aura pas empêché, entre Nationale et Chevaleret, de capturer la scène, le métro faisant pour moi le mouvement de travelling qui confère à tout trajet aérien une esthétique automatique. Comment cette dernière pourrait-elle bien être un danger ? Eh bien, en ceci, justement, qu’elle masque la vraie ville, la vraie vie, l’esthétique n’ayant par pour fonction de dissimuler les choses et les êtres sous un voile de beauté, mais de mettre ces mêmes choses à nu, pour ainsi dire, de les montrer, de les faire voir telles qu’elles sont. Or, comment sont-elles, ces choses telles qu’elles sont, quand on a pris l’habitude de les voir non de nos propres yeux mais avec ceux de l’air du temps, ou de l’air d’un temps, cela, comment le saurait-on puisque ce ne sont pas les choses telles qu’elles sont que l’on voit, mais l’air du temps, l’air d’un temps ? L’erreur, c’est de voir l’esthétique quand l’esthétique doit faire voir. L’esthétique, pour dire les choses ainsi, un peu vite, peut-être, mais il faut parvenir à cette vitesse, puisque c’est aussi la vitesse du temps qui passe, cette esthétique, il faut qu’elle commence par être transparente, pas invisible, mais qu’elle laisse passer les choses à travers ; ce n’est pas un filtre, c’est plutôt un révélateur. Ensuite, seulement, on peut faire quelque chose. Il faut d’abord voir après, on verra. Quand l’esthétique se met en travers du chemin, quand c’est elle qu’on voit, et pas les choses vues, alors il est possible qu’on ait affaire à quelque chose de beaucoup plus idéologique qu’on ne l’imagine. Mais, faut-il revenir à l’innocence de l’œil ? Non, je ne le crois pas. Tu apprends à voir. À voir, à entendre, à sentir, etc. Mais il ne faut pas que tu sois la dupe de cette formation des sens. Elle doit toujours être consciente d’elle-même, sans quoi tu tombes dans le piège de l’art qui va de soi, que plus personne ne contrôle, ne maîtrise, ne comprend et, au fond, ne sent : il y a de l’art partout et plus rien ne veut plus rien dire du tout. C’est vrai que j’ai filmé tout cela. Une minute une, exactement, c’est le temps qu’a duré la scène. Il y a quelques années, je crois, j’aurais été fier de moi, et de toute l’esthétique spontanée que j’aurais laissée me tromper. Aujourd’hui, non. Suis-je devenu ennuyeux ?