C’est fou comme le travail te coupe complètement de toi. Si passionnant soit-il, tu disparais totalement, tu es perdu de vue pour toi-même. Je passe la journée à retranscrire l’entretien avec Reiner Stach et à mettre en forme l’article que j’écris pour le Temps et, quand je crois être parvenu à une formulation qui me convienne un tant soit peu, je m’arrête et me demande : Et moi ? Et mon journal ? Quand vais-je trouver le temps d’écrire mon journal ? Je m’étais absenté de moi-même. J’essayais de faire un travail le plus honnête et le plus sérieux possible, tâchant de transcrire ce que j’ai ressenti à la lecture de la biographie, à la lecture de Kafka, tâchant de ne pas commettre d’erreurs, de respecter la parole de mon interlocuteur, et de ne pas dégoûter l’éventuel lecteur de lire l’ouvrage en question, et j’ai disparu pendant tout ce temps. Quand je sors du travail, je me redécouvre, je me sens et je me dis : Tiens, tu es là, toi ? Mais où étais-tu passé ? Mais alors, qui était ce moi qui travaillait, qui écoutait la voix, qui tapait les mots que disaient la voix, qui tâchait de les comprendre, qui tâchait d’en dire quelque chose de pas trop imbécile, de relativement sensé ? Qui était-ce ? C’était moi et pourtant, je n’étais pas là. Où étais-je ? Là, et pourtant, je n’y étais pas. Ce sentiment m’étonne, m’inquiète : on peut disparaître à tout moment, pas à la conscience des autres — on passe son temps à disparaître de la conscience des autres —, disparaître à sa conscience à soi. Mais pour où ? Nulle part. Quelle étrange vie que la mienne. La nôtre ? Je ne sais pas. Est-ce la même ? Dehors, tandis qu’hier le boulevard s’est vidé de ses ordures et aujourd’hui de ses voitures pour laisser passer le cortège, des gens commencent à affluer pour manifester. Cette vie-là est-elle aussi la même, la mienne ? Des heures de travail et des milliers de signes plus tard, je n’ai plus la moindre idée de rien. Tout ce que je sais, c’est que ce que je fais ici, ce journal, dont pourtant je déteste le nom de « journal », ce que je fais ici est important pour moi. Ici, je puis avoir le sentiment d’être moi. L’ai-je ailleurs ? Au studio, hier, avec G. et R., ne me dissolvais-je pas dans la musique ? Il n’y a qu’ici que je puis avoir le sentiment d’être moi. Et ce sentiment est tout entier écriture.