seize mars deux mille vingt-trois

Que chaque époque se voie comme un terminus, n’est-ce pas une illusion constitutive de la ligne ? On veut toujours aller quelque part et alors, pourquoi le plus près ne serait-il pas le mieux ? Mais n’aller nulle part ou, du moins, ne pas exactement le savoir, entretenir une forme de flou, non mieux : d’indétermination, quant à la destination, non par ignorance, ce n’est pas cela, mais passion du possible, de tout ce qu’il reste à accomplir et dont nous n’avons pas encore eu l’idée —personne —, n’est-ce pas l’expression même du désir ? Quand on lit les Journaux de Musil — j’y ai repensé la semaine dernière lors de l’entretien que Reiner Stach m’a accordé —, on est fasciné par le fait que tout l’Homme sans qualités semble déjà là dès les premières pages qu’il consacre à « Monsieur le vivisecteur », comme s’il n’avait jamais fait qu’approfondir la même idée, intuitive presque, avancer dans la même direction. C’est fascinant, certes, mais n’est-ce pas aussi désespérant ? Écrire comme si tout était écrit d’avance alors que, de fait, rien n’est écrit d’avance. Si c’était le cas, en effet, il n’y aurait jamais d’échec, jamais d’inachevé. Or, justement, l’échec, n’est-ce pas l’effet de cette cause qu’est la totalité, la surpuissance de la totalité, la peur de l’échec qui en découle ? Et le paradoxe que voici : alors que l’indétermination est au cœur de sa pensée, dans sa mise en œuvre, Musil n’a-t-il pas laissé trop de place à la détermination ? On m’objectera qu’il y a un monde entre ma rhapsodie quotidienne et l’espoir d’une totalité organique, d’accord, c’est peut-être vrai, mais qui a dit qu’il fallait parler de moi ? Mais il n’y a que toi qui parles, Jérôme. Ah oui, c’est vrai. Quel drôle de monde, n’est-ce pas ? [Il rit.] Nous sommes plusieurs qui cohabitons dans cet espace à la fois si restreint et si vaste ; c’est beau et terrible, ça, moi. On se plaint de la pluie et puis, quand il ne pleut plus, on déplore la sécheresse. Qu’est-ce que je raconte ? Je ne sais plus très bien. Quelquefois, je crois savoir, et puis, tout s’efface, il ne reste plus rien qu’un grand espace blanc et la tentation s’en tirer en disant : « This page intentionaly left blank. » Avec l’intention de quoi, d’en finir une bonne fois pour toutes ? Mais qui veut d’un point final ? Au fond, c’est toujours le même conflit. Entre l’envie d’en finir et ceci qu’il est impossible d’en finir, les choses ne se déroulant justement pas en suivant une ligne qui va d’ici à là (ici —> là), mais se développant, croissant, poussant, s’approfondissant dans tous les sens à la fois.