dix-huit mars deux mille vingt-trois

Qu’une succession d’indignations, si bienveillantes soient-elles, ne constituent pas une pensée digne de ce nom, cela devrait s’imposer comme une vérité évidente à quiconque fait un usage professionnel de ses facultés intellectuelles. Qu’il n’en soit pas ainsi, mais que, au contraire, quiconque jouit d’une certaine notoriété, si petite soit-elle, en profite pour inonder les réseaux de communication de dénonciations et autres complaintes politiques qui s’infligent à un public docile comme autant d’humiliations, ne mérite sans doute pas un examen critique poussé (c’est malheureusement trop banal pour qu’on y prête attention — à tort, sans doute —), mais doit cependant nous conduire à nous demander à quelles conditions il peut encore être possible, aujourd’hui, de penser par soi-même. Il me semble qu’il y en a au moins trois. Premièrement, connaître les sources de ses idées avec précision : penser par soi-même, cela ne signifie tout inventer ni tout réinventer, nous ne sommes pas les premiers dans l’histoire de l’humanité à avoir des idées, la majorité de celles que nous avons ne sont pas les nôtres, il importe de le savoir et de savoir précisément d’où elles viennent et de qui elles sont. Deuxièmement, rejeter tout argument d’autorité : tout doit pouvoir faire l’objet d’un examen critique, la popularité, le charisme, la notoriété ne sont pas des arguments en faveur d’une idée, ce sont des dimensions purement et simplement négligeables, insignifiantes. Troisièmement, reconnaître que la conversation est virtuellement infinie : de fait, si elle ne l’est pas, ce n’est pas en raison de sa nature même, mais de celle de qui conversent, une conversation infinie est une conversation que rien sinon le cours même de la conversation (parce qu’elle s’épuise d’elle-même, parce qu’on n’a plus rien à se dire, parce qu’on tombe d’accord, parce qu’on a résolu le conflit qui en était à l’origine, etc.) ne doit venir arrêter, et certainement pas l’autorité. L’autorité ne devrait pas réduire au silence les interlocuteurs mais leur donner la parole. S’il n’en est pas ainsi, si qui jouit d’une certaine autorité ne s’en sert que pour faire valoir son propre point de vue et jamais pour permettre à l’autre de faire entendre le sien, c’est que l’on veut moins converser, parler, se parler, que faire taire, triompher, avoir le dernier mot. La politique, ainsi, n’est pas l’organisation du désaccord, la recherche d’un accord supérieur ou minimal qui permette d’éviter le recours à la violence, mais une agonistique du discours qui préfigure celle des actes : elle ne cherche pas à éviter la violence, elle la mobilise comme un argument parmi d’autres. L’autorité du discours cherche alors à s’imposer comme l’autorité des actes avec laquelle elle fusionne dans l’imminence de la violence. La violence réduit au silence quiconque désire parler parce que la parole de qui pense par soi-même a toujours quelque chose d’inacceptable pour l’autorité. L’autorité voudrait s’imposer sans discussion possible et montre par là-même qu’elle est dépourvue d’autorité, qu’elle n’est que réduction brutale au silence, résolution par la violence. En ce sens, le monologue de l’intellectuel bavard qui prend position sur divers sujets d’actualité (le prix Nobel de littérature, la sécheresse, le racisme, le végétarisme, le recours à l’article 49.3 de la Constitution de la République française, la dette, le capitalisme, la géopolitique, la guerre, etc.) n’est pas un rempart au recours à la violence, il n’en est que le prélude faussement bienveillant et pacifique en cela qu’il se fonde sur l’idée non exprimée que quiconque boit à sa source est dispensé de penser. Entre l’intellectuel bavard et le parti unique, il n’y a pas de solution de continuité, c’est la même sensibilité intolérante qui s’exprime, la même fascination pour l’univocité, l’intellectuel bavard et le parti unique ne se sentant jamais si nécessaires que quand ils parviennent à convaincre les personnes à qui ils s’adressent qu’il n’y a pas d’autre alternative, pas d’autre possibilité. Mais, en vérité, derrière ces figures aux dehors durs, se cachent des êtres fatigués, mous, qui fantasment sur cette fin de l’histoire qu’ils caressent de leurs vœux paresseux.