vingt et un mars deux mille vingt-trois

Est-il étonnant qu’au moment où je me décide enfin à écrire ce journal un rayon de soleil illumine l’endroit où je suis assis pour écrire ? C’est le printemps, mais ce n’est sans doute pas la vraie raison. Hier au soir, après que l’étrange cortège a passé sous mes fenêtres, j’ai pris quelques photographies de ce que l’on aurait pu voir depuis l’endroit où l’on se serait trouvé si l’on avait été à ma fenêtre à mes côtés. J’ai d’abord pensé : « nihilisme », et c’est vrai que c’en était une forme, mais il y avait autre chose que le terme ne parvenait pas à subsumer. Ensuite, j’ai allumé la télévision pour voir différemment ce qu’il se passait et, voyant ces manifestants qui allaient sans but dans la ville, je ne veux pas m’en cacher, j’ai eu envie de marcher à leurs côtés. Est-ce la raison pour laquelle j’ai écrit à R., ce matin, pour lui parler des phénomènes que j’avais observés ? Peut-être. Ensuite, après avoir lu sa réponse, j’ai écrit un texte sur les questions que soulevaient pour moi cette façon de manifester et qui était aussi une façon pour moi de récapituler tout un ensemble d’idées que j’ai pu avoir (qu’elles soient de moi ou des autres) sur la marche, la rue, la ville, Paris. Et, y pensant à présent, je comprends que ce texte s’intègre dans ce projet Paris que j’ai commencé à élaborer cette année. Tout est cohérent, au fond, le seul problème, ce n’est pas cette cohérence de fond, c’est que, bien souvent, on ne s’en aperçoit pas et, ne s’en apercevant pas, on ne lui laisse pas sa chance, on ne la laisse pas exister, on ne la laisse se développer, faire son œuvre dans le souterrain de l’inconscience où elle continue de vivre sa vie à l’abri de la pensée qui serait susceptible de l’objectiver, de lui donner une matière, une forme, un sens explicite. Est-ce la raison pour laquelle je suis resté là, à ma fenêtre, un certain après le passage du cortège fantôme, hier au soir, alors que, franchement, ça puait dehors et que l’odeur des ordures en train de brûler pénétrait dans la maison ? La seule chose que je sais, c’est que je ne savais pas pourquoi je restais là, mais quelque chose — une sorte de force — m’y poussait, et à regarder comme fasciné cet étrange champ de je ne sais pas quoi, à moins que ce ne fût la préfiguration du désert à venir. C’était le néant — disons que, si l’on pouvait donner une matière et une forme au néant, c’est celles-là qu’il prendrait — et, pourtant, je ne pouvais pas regarder ailleurs, faire autre chose, penser à autre chose. Ce n’était pas beau, c’était captivant. À la télévision aussi, les images de ces cortèges fantômes et les discours qui ne comprenaient rien du tout avaient quelque chose d’incroyable. Quelque chose se passait et personne ne savait dire quoi alors que c’était là, évident, il suffisait de regarder. C’est ce que j’ai essayé de dire dans le texte, avec nombre d’idées qui ne sont pas de moi, mais on ne pense pas tout seul, on n’est jamais le premier à penser, c’est cela penser par soi-même, savoir d’où viennent nos idées et parvenir à les mobiliser afin de se comprendre, soi et le monde. Et puis, Paris. Paris où, comme le disait André Breton, l’histoire se passe.