Que te disent-elles, les tonnes d’ordures entassées sur les trottoirs, que te disent-elles sinon le néant de tout discours ? « La sobriété heureuse », elle est là, sa réfutation, en quelque sorte, peut-être, mais son essence même plutôt, dans les déchets que nous rejetons chaque jour, et chaque jour un peu plus, sans que rien ne semble en mesure d’enrayer cette accumulation du rejet, du rebut, du rien en devenir, ou de ce à quoi on le voudrait réduire. Mais il reste, le rien, ce résidu, il est là, il demeure, il réside : quand nous, vivants aujourd’hui, nous ne serons plus depuis des siècles, les déchets de notre civilisation nous survivront ; — pas le bâti, non, le dépit de notre débit. Ce qui nous dérange, en réalité, ce n’est pas le rejet excessif, interminable qui se loge au cœur de notre civilisation, l’accumulation par le fond de ses excès, de nos excès à nous tous, toujours plus, non, c’est qu’on le voie, qu’il ne puisse plus passer inaperçu. Tel est le fondement idéaliste de notre excèse nature, les choses, tant que nous ne les percevons pas, les choses n’existent pas. Pour mettre au jour cette vieille et devenue inconsciente métaphysique, instinct de survie détraqué, il faut donc que quelque chose chose se passe, c’est-à-dire : que quelque chose dysfonctionne, puisque le fonctionnement cache, dissimule, voile, sorte du lit tranquille du cours habituel des choses, pour que parvienne de nouveau à notre conscience la réalité des choses telles qu’elles sont. Et c’est maintenant, maintenant que, plutôt que de réagir, il faut penser, penser encore plus. Il n’y a pas de destin ni autre ni ailleurs qu’ici, dans la difficulté à se frayer un chemin entre les monceaux de déchets non ramassées qui s’accumulent, temples de l’infortune de notre ethos consommateur. De l’autre côté du boulevard, au milieu des détritus qui jonchent le trottoir, entre la boutique Alain Afflelou et le Terry’s Café, la France, l’éternelle, deux clochards se hurlent dessus sans qu’ils semblent réellement avoir quelque intention de se battre, combat d’animaux normal, banal, la vraie vie, quoi.