vingt-quatre mars deux mille vingt-trois

Je crois que j’ai oublié à peu près toutes les idées que j’ai eues aujourd’hui. Comment sais-je alors que j’en ai eu ? Des traces, semble-t-il, m’en restent. Mais je sais ce que j’ai fait. Cela semble s’être gravé dans ma mémoire à la manière d’un emploi du temps strict : lever, Nelly, Daphné, petit-déjeuner, traduction du livre sur le covid, course à pied, douche, courses, lessive, écoute des nuits magnétiques de François Bon sur François Rabelais, déjeuner, glandouille, lecture du texte sur la manifestation dont R. m’envoie le bat, jusqu’au moment où je me décide enfin à écrire ce journal pour me rendre compte enfin que, si je me souviens bien de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent durant cette journée, je ne me souviens pas le moins du monde des idées que j’ai eues. Les idées ont-elles moins de réalité que les actes ? C’est vrai, oui, c’est vrai que les idées, contrairement aux actes, on ne peut pas les toucher. Si je me prends une claque dans la gueule, je vais la sentir passer, mais l’idée de la claque dans la gueule semble inoffensive. Il n’en est certes rien — la claque dans la gueule précédée de l’idée de cette claque dans cette gueule sera peut-être bien plus violente que la claque spontanée dans la gueule, mais ce n’est pas exactement cela dont il s’agit. Alors de quoi ? Eh bien, ai-je envie de dire, non sans prudence toutefois, tant cette expression et tout ce qu’elle présuppose et implique me semblent suspects, il s’agit de la vie intérieure. Qui, d’un certain point de vue, n’existe pas et, d’un autre, est tout ce que nous vivons. N’y a-t-il pas de quoi nager dans un océan d’étrangeté ? Tout à l’heure, j’ai repris conscience de gens que je n’ai pas vus depuis bientôt deux ans, peut-être, peut-être plus, je ne sais plus exactement, et auxquels je n’avais plus pensé depuis des mois. Et ces gens m’ont semblé si lointains, si insignifiants que j’ai presque ressenti de la colère contre moi-même, colère d’être si peu fidèle à moi-même : comment peut-on prétendre aimer des gens dont, en réalité, on se passe si facilement ? Cela aussi, n’est-ce pas aussi une manière d’interroger la vie intérieure ? Comment se fait-il, par exemple, que R., que je n’ai jamais vu, avec qui je n’ai que des échanges textuels, me semble plus proche que S., que j’ai rencontré au lycée, quand j’avais 17 ans ? Le fait que j’ai changé en tant que personne n’est pas une réponse à la question. Parce que, en vérité, je ne crois ne pas avoir changé : je suis une autre personne, plus vieille, plus grosse, plus calme en apparence (le regard moins noir, plus doux, me dit Nelly, comme je l’ai déjà évoqué ici), mais je suis le même, non pas en tant qu’individu mais en tant que conscience du monde. Les événements qui se déroulent ces jours-ci en France, et la réaction qu’ils provoquent chez moi, le texte sur la manifestation en est la preuve, comme révélation consciente de ce qui se trame de façon quasi inconsciente, tant il est vrai que cela peut passer inaperçu, paraître remplacé par d’autres croyances, me font comprendre, saisir le grand continuum sous-jacent en vertu duquel je suis moi. Si un jour il s’est avéré que j’avais si peu de choses en commun avec S. que son souvenir même, ancien pourtant, finissait par s’estomper de lui-même, cela signifie peut-être que c’est lui qui a changé (voiture, salariat, pavillon périphérique, piscine, etc.) et non moi, ou alors que ni lui ni moi n’avons changé et que tout cela n’aura jamais été qu’un grand malentendu ? L’existence est-elle ce grand malentendu ?