Compréhensible, incompréhensible. Ou plutôt : comprendre, ne pas comprendre. Comme ces premières pages folles de la préface de son Histoire de la Révolution française, où Michelet se montre sortant du Collège de France à la fin de ses cours et puis, passant par le Panthéon, se trouve sur le Champ de Mars et de là dans un désert d’Arabie. D’emblée, l’histoire qui va être racontée s’inscrit dans le champ d’un transport sans distance, d’un déplacement sans mouvement, d’une translation sans friction, le temps et l’espace ne sont pas séparés l’un de l’autre, mais s’inscrivent au contraire l’un dans l’autre. Et puis, cette langue toute en rupture, points de suspension, où l’histoire personnelle trouve logiquement sa place dans l’histoire universelle, Michelet racontant la mort de son père qui, ayant vécu la Révolution française, lui en racontait l’histoire en s’apprêtant à la raconter à son tour. Comprendre, ne pas comprendre : il faut accepter ce désert de l’inconnu, de l’incompréhension pour espérer comprendre quelque chose. D’où, par exemple, mes réticences à lire des traductions de textes réputés impossibles à lire (Rabelais, Finnegans Wake) parce que la compréhension doit passer par l’incompréhension ; mieux vaut ne rien comprendre du tout plutôt qu’un autre comprenne à notre place, nous dispensant ainsi de comprendre, d’avoir à faire l’effort de comprendre, d’avoir à traverser le désert de l’incompréhension, voire de l’incompréhensibilité. Après tout, comprenons-nous jamais ? Et puis, y a-t-il seulement quelque chose à comprendre ? L’horizon, ce n’est pas le passé — comprendre quelque chose qui a déjà eu lieu, déjà été écrit, déjà été fait —, l’horizon, c’est l’avenir — ce qu’il reste à détruire, ce qu’il reste à inventer. Le projet est un projectile. Je ne devrais pas dire projet Paris, mais projectile Paris, comme Michelet qui s’élance dans Paris déserte de l’été pour y trouver le désert de sable qu’est le seul monument de la Révolution : rien. Ne pas écrire l’histoire comme une science froide, mais comme un projectile brûlant. Cette page, d’ailleurs, cette page que je suis en train d’écrire, ne devrais-je pas l’ôter d’ici et la placer sans délai dans le projectile Paris où elle a toute sa place ? Mais ce n’est pas la bonne question : que tout se tienne, cela ne doit pas me faire peur, car tout se tient par soi-même depuis le commencement de l’écriture. Image de Daphné, cet hiver à Cotignac, le soir de Noël, son bonnet phrygien à la cocarde tricolore sur la tête, et le son de sa chanson préférée, dit-elle, la Marseillaise, dont j’ai placé les deux mots décisifs en tête du texte Sainte toulmonde la pauvre : « Marchons, marchons ! » Tout le monde, précisément, écrit Michelet : « Une chose qu’il faut dire à tous, qu’il est trop facile d’établir, c’est que l’époque humaine et bienveillante de notre Révolution a pour acteur le peuple même, le peuple entier, tout le monde. » Et plus loin, il ajoute : « L’acteur principal est le peuple. » Le manuscrit dit : « la masse. » Tout le monde, tu te regardes et tu te demandes : par quelle ruse se trouve-t-on un jour si éloigné de son origine ? Et tu ajoutes : Non comment y revenir, mais comment la réinventer ? Comment se réinventer ? L’histoire du projectile, il faut la raconter, l’histoire du projectile, il faut la faire.