trente et un mars deux mille vingt-trois

Passé six heures et quelque le cul assis sur ma chaise, ne succombant à la tentation de mon corps que pour en faire craquer de temps à autre les articulations contrites, sans boire ni bouger ni manger, vocalisant à tue-tête parfois les mots que j’étais en train d’écrire pour me faire entendre toute l’étendue de ma folie, afin de finir dès aujourd’hui, fin de mois, le premier jet de ma traduction covidée. Le plus étonnant, n’est-ce pas qu’au sortir de ce long laps de temps, au contraire de Gregor Samsa de ses rêves agités, tout soit exactement comme avant, que le monde se soit passé de moi comme si de rien n’était, qu’au fond, que j’y sois ou non, au monde, cela ne faisait guère de différence. Pourtant, n’est-ce pas cela que tout être vivant suppose en son for intérieur, que son existence au monde fait une différence, sinon, si ce n’était pas vrai, quelle différence y aurait-il entre la vie et la mort ? Entre ce que l’on croit et ce qui est le cas, pourtant, la différence est immense, en proportion inverse, dès lors peut-être, de celle qui sépare la vie de la mort. Que mon corps à moi-même soit aussi indifférent que le monde à moi-même, faut-il que je m’en étonne ? Que suis-je sinon presque rien ? Le traducteur, d’ailleurs, doit disparaître, s’effacer, se faire aussi maigre, transparent que possible pour qu’une langue passe dans une autre. Mais ce n’est pas cela que je voulais dire. Cela, ce sont des banalités et qui les ignore ne devrait pas traduire. Mais alors qu’est-ce que tu voulais dire ? Serions-nous plus heureux si nous nous dépersonnalisions ? C’est autre chose, non, je veux dire : il y a des choses qu’il faut dépersonnaliser et d’autres qu’il faut personnaliser. Il faut dépersonnaliser l’État et personnaliser les personnes. Mais l’État n’est pas une personne. Raison pour laquelle, sans doute, on peut le détruire sans commette le moindre crime. Pour les personnes, en revanche, c’est le contraire, la moindre atteinte n’est-elle pas criminelle ? Pourquoi considère-t-on que l’espace public n’est pas à tout le monde ? C’est frappant, comme si c’était la propriété de l’État, mais l’État n’existe pas, moi j’existe, mais l’État, ce n’est rien, c’est une invention, un mode de fonctionnement, comme on pourrait en inventer d’autres. Pourquoi chasse-t-on les gens de la rue ? Pourquoi ne les laisse-t-on pas y vivre, s’y promener librement ? C’est une leçon, peut-être, à retenir des jours que nous venons de vivre : qui lance de la peinture sur un tableau (qui est probablement faux, qui serait assez fou, en effet, pour laisser un morceau de tissu qui coûte des centaines de millions de dollars, comme ça, à l’air libre, sans  la moindre protection ?) ne fait rien que du buzz. Et le buzz rapporte, le buzz renforce, le buzz fait des parts de marché, des plages de publicité, de l’argent, le contraire de ce qu’on voulait. Rien n’est dérangé, tout le monde peut retourner se coucher. Alors que la reprise de la rue, on le voit dans les réactions qu’elle suscite, la reprise de la rue inquiète. Il faut arrêter de faire des actions symboliques, il faut reprendre la rue, il faut rendre la rue à sa nature publique, que l’État privatise en se faisant passer pour le détenteur légal de l’espace commun. Est-ce à tout cela que j’ai pensé cependant que, traduisant, j’étais absent du monde, absent de moi ? À quoi d’autre sinon ? D’où viendraient-elles ces idées qui, soudain, mordant dans mon roboratif sandwich au chèvre et avalant mon apaisant verre de vin de Rasteau, viennent, coulent, semblent sortir de ma bouche avec un naturel qu’à l’occasion, moi-même, je semble ignorer et que je ne consigne ici qu’à moitié, parce qu’elles ne semblent pas faites pour être écrites mais seulement pour être dites ? Tout à l’heure j’irai au studio et j’essaierai de faire passer tout cela dans ma musique d’analphabète, analphabète et fier de l’être, comme le projectile d’une arbalète.