Écrit onze nouvelles versions depuis lundi. (En manquent encore trente-huit pour remplir le plan.) Et ce matin, comme hier, je suis allé courir quarante-cinq minutes. Avec la même détermination tranquille, un peu plus vite que la veille, mais à peine. Ensuite, comme la veille, j’ai fait mes exercices de gainage et tout cela, écrire, bouger, jouer de la musique, lire, il m’a semblé que c’était la vie normale. Non, pas normale, tout cela, il m’a semblé que c’était la seule vie possible et que, puisqu’il en était ainsi et qu’elle était là, disposée à être vécue, cette vie, il me suffisait de la vivre. Dans Enfance berlinoise, Benjamin écrit qu’« être heureux, c’est pouvoir prendre sans effroi conscience de soi-même. » Aussi, ce matin, avant d’aller courir — je venais de copier les versions que j’y avais notée et feuilletais les pages du cahier au bison rouge —, lisant cette phrase que j’avais écrite là pour la retrouver un jour ou l’autre, j’ai été tenté de faire le test, le test de Benjamin, j’ai essayé de prendre conscience de moi-même pour voir si je ressentais ou non de l’effroi à cette conscience, pour voir si j’étais donc heureux ou non. La vérité, c’est que je ne suis pas parvenu à prendre conscience de moi-même parce que j’étais préoccupé par autre chose que moi-même en tant que moi qui peut prendre conscience de lui-même, j’étais préoccupé de ce que ce moi est capable de faire : écrire, jouer de la musique, courir, lire, toutes choses que je fais ces derniers jours avec un entrain indéniable et un grand plaisir. Si l’idée de Benjamin a quelque chose de séduisant — je ne suis pas certain que ce soit un test au sens où on l’entend aujourd’hui quand on soumet quelque chose à des tests, quelque chose, c’est-à-dire : l’existence toute entière, nous fanatiques de l’évaluation hyper complexés que nous sommes devenus —, elle a aussi une limite : qui prend conscience de soi prend conscience de soi comme soi qui prend conscience de soi et non pas comme soi qui agit, qui vit, qui invente, qui imagine, qui jouit, que sais-je encore ? En fait, l’idée de Benjamin est paradoxale, il me semble, parce que la conscience de soi involontaire (au contraire de celle que je viens d’évoquer à l’instant) est toujours accompagnée d’effroi : tout à coup, nous avons conscience que nous sommes et, par cela, c’est moins nous qui saisissons que nous qui sommes saisis (par nous-mêmes). Ainsi, ou bien l’idée de Benjamin est trop intentionnelle ou bien elle est impossible. Mais n’est-ce pas ce qu’a voulu dire, par ironie, Benjamin : lorsque nous prenons conscience de nous-mêmes, nous sommes toujours malheureux et, au fond, il n’y a de bonheur que dans ce qu’aucune conscience de soi n’accompagne, là où seule la conscience de l’altérité (l’altérité du ce qui est en train d’être fait) est présente ? Moi, je crois, c’est ce que je serais enclin à dire : le bonheur n’est pas dans l’appréhension du soi (faire le point pour savoir si l’on est heureux, quelle idée imbécile), mais dans l’appréhension de l’univers dont je fais partie au même titre que tout ce qui existe (pas moi en tant que moi, moi en tant que je qui pense, qui respire, qui sens, qui cours, qui jouis, qui lis, qui joue de la musique, qui écris, etc.). Au loin, derrière les vitres sales du ciel bleu pâle, un avion passe ; je suis sa rectiligne course jusqu’à ce qu’il disparaisse du champ. Alors, j’écris cette dernière phrase et mets un point final (pour aujourd’hui) à ce journal.