six avril deux mille vingt-trois

Le calme soudain du boulevard n’est pas un pas en avant en direction de la paix universelle mais l’effet secondaire de la sécurisation de l’itinéraire par où le cortège des manifestants contre la réforme des retraites passera un peu plus tard dans l’après-midi. Zone de quasi silence mécanique délimitée par le cordon de sécurité des forces de l’ordre, ce qui pourrait sembler un retour à la normale n’est dans les faits qu’une anomalie de plus au sein du système du monde moderne : une fois la manifestation terminée, les véhicules motorisées reprendront possession du territoire que, pendant quelques heures, sur décision de la préfecture de police, on les aura obligés à rendre aux piétons. Que la bipédie naturelle de l’animal que nous sommes soit devenue si anormale qu’il faille interdire le mode de fonctionnement de la société pour qu’elle puisse s’exercer dans une forme apparente de liberté, cela devrait nous choquer, mais non, et j’ai l’impression que le fait que personne ne soit choqué, en réalité, ne choque que moi, qui regarde ce désert relatif prendre forme sous mes yeux. Nous devrions louer l’évolution de la nature qui a fait de nous des bipèdes sans plumes (et non des poulets déplumés), mais il faut croire que nous avons perdu toute faculté d’émerveillement, obsédés par nos petites personnes et les slogans imbéciles dans lesquels sont fondus nos outils les plus précieux. « Tout est politique », dit-on pour se consoler de ne rien avoir d’intéressant ni d’original à dire, se consoler de n’avoir rien d’intéressant ni d’original à vivre. Des consolations, voilà ce qui seul nous sépare désormais du suicide logique où tout se résoudrait enfin. Ce matin, je n’ai pas couru une heure, comme j’avais décidé que j’allais le faire. Je me suis arrêté au bout de cinquante minutes (durée la plus longue depuis plus de six mois) parce que j’avais mal à un pied. Et c’est vrai, me suis-je dit quand, une fois rentré chez moi en claudiquant, j’ai vu que la taille de l’ampoule qui s’était formée sous mon pied droit était à peu près égale à celle de la première phalange de mon pouce, c’est vrai qu’il valait peut-être mieux ne pas continuer. Je reprendrai dans le même ordre idée la semaine prochaine et je verrai alors jusqu’où je puis aller. Mais, si tout est une question de bipédie, comment se fait-il que, cul de plomb, bien que ne pensant pas ainsi, je n’écrive jamais qu’assis ? Un peu plus tôt dans la matinée, j’avais consulté la météo pour savoir le temps qu’il ferait aujourd’hui à Daoulas, alors que nous n’y serons que dans dix-huit jours. J’avais envie de voir la mer, l’océan. Tout comme sur une île j’aurais envie d’élire un domicile à mi-temps : une moitié là-bas, une autre ici, à Paris.