À Bobigny, il y a une salle de spectacles. Les spectateurs venus de Paris s’y rendent en prenant la ligne 5 du métro avant de traverser un petit morceau de la ville qui s’appelle le boulevard Lénine. En chemin, ils croisent les autochtones avec qui ils n’échangent pas le moindre mot et qu’ils ne retrouveront pas non plus à l’intérieur de la salle de spectacles laquelle, si elle ne leur est pas réservée, semble pourtant comme interdite aux autochtones. De fait, ici, le monde est divisé en deux : d’un côté, les habitants et, de l’autre, les visiteurs. Qu’il n’y ait nulle forme de métissage est évident — il suffit d’ouvrir les yeux pour voir les différences de population, différences sociologiques, ethniques — et pourtant, cette salle de spectacles est nécessaire pour introduire du mouvement, un peu de « diversité » comme on a pris l’habitude imbécile de le dire dans un espace qui, autrement, ne serait tout simplement pas public, mais enclavé. Le mélange, toutefois, ne se fait pas. Pourquoi ? Peut-être les lignes qui suivent permettront-elles d’apporter une réponse à la question, je ne sais pas. À l’intérieur de la salle, aussi, deux mondes se distinguent : d’un côté, ceux qui semblent étrangers à ce qui a lieu sur scène, qu’ils ne comprennent pas, n’aiment pas, ne supportent pas et, de l’autre, ceux qui aiment ce qu’ils voient. Ces deux mondes non plus ne communiquent pas entre eux. C’est sur la scène seulement qu’il n’y a plus de scission et que, de fait, l’espace devient réellement public, c’est-à-dire : ouvert, en partage. Là, Anne Teresa de Keersmaeker danse sur les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, interprétées au piano par Alain Franco, un solo pur, espiègle, ironique, ordinaire, intransigeant, émouvant, drôle, iconoclaste, courageux, exhibitionniste, irrévérencieux, unique. Ou, en tout cas, ce sont les adjectifs qui me seront venus en assistant à ce spectacle. Avec un peu moins de virulence qu’il y a dix ans à Avignon, une partie du public aura manifesté son mécontentement en n’attendant pas la fin du spectacle pour partir, en refusant d’applaudir à la fin, en quittant la salle précipitamment, en critiquant ouvertement la performance de l’artiste. Toutes choses nécessaires et saines, mais qui interrogent toutefois : comment peut-on à ce point ne pas comprendre ? Je crois que la sensibilité du public est vieille, formatée par des produits de consommation courante de plus en plus standardisés, de plus en plus conformistes, de moins en moins stimulants et aventureux. Sensibilité vieille, comme celle qui peut faire dire à certains que l’harmonie n’a pas changé depuis Beethoven, idée fausse historiquement, mais vraie du point de vue de l’esthétique dominante : on entend toujours la même chose, les mêmes mélodies, les mêmes harmonies, on s’ennuie ferme à la radio. Les élites ne jouant plus aucun rôle dans la diffusion de l’avant-garde, mais renforçant au contraire une forme d’art réactionnaire, du fait de leur asservissement au marché, quelque chose ne passe pas entre l’artiste et le public qui s’éloignent toujours plus l’un de l’autre. Ce n’est pas un problème de capital financier — le grossier personnage qui ne comprenait rien à ce qu’il se passait sur scène était un connaisseur de golf, généralement, en effet, les philistins sont riches —, c’est un problème d’esthétique. Au fond, même si c’est une artiste reconnue, l’esthétique d’Anne Teresa de Keersmaeker est toujours inacceptable pour la majorité du public en général et pour, au moins, la moitié du public qui vient la voir danser sur scène. Expérience fascinante et d’une grande profondeur, en vérité (le spectacle et le spectacle de son rejet). Dans les notes reproduites dans le programme que Rudi Laermans a consacrées au spectacle, il évoque « un art du recyclage » et affirme qu’« aucun discours sur un art durable n’est crédible s’il ne rompt pas avec l’impératif moderniste d’innovation et la croyance associée selon laquelle seule la logique de la césure artistique peut fournir un travail intéressant. » Ces propos, qu’on croirait dictés par le service de la communication du ministère de la transition écologique, s’appuient sur le fait, indiscutable, qu’un partie du vocabulaire employée par Anne Teresa de Keersmaeker dans cette pièce est une reprise de gestes qu’elle a déjà employés dans ses chorégraphies antérieures. Et, en effet, le spectateur qui connaît quelque peu le travail d’Anne Teresa de Keersmaeker se trouve en terrain assez connu. Mais, d’une part, ce « recyclage », à supposer que c’en soit un, ce que je ne crois pas, n’est pas le recyclage de matériaux antérieurs à Anne Teresa de Keersmaeker, mais de figures qu’elle a inventées, ce qui signifie qu’il y a donc bien innovation (Anne Teresa de Keersmaeker a inventé le vocabulaire avec lequel elle danse) et, d’autre part, le langage étant public, il n’y a jamais rien d’absolument nouveau, privé, tout s’élabore avec des blocs communs à tout le monde, ce qui explique que, l’innovation, quand elle a lieu, soit si fascinante : elle est faite de blocs qui sont à la disposition de tout le monde mais que personne n’avait jamais pensé à agencer de cette façon pour créer de nouveaux blocs. L’originalité n’est pas une production ex nihilo ; — ce devrait être un truisme, mais il semble que ce ne soit pas le cas à cause d’une conception erronée du langage qui ne parvient jamais à voir clairement que c’est quelque chose de public, de commun à tous, accessible à tous, que tous sont invités à s’en emparer et à inventer des choses dont personne n’a jamais eu l’idée auparavant. C’est la raison pour laquelle Anne Teresa de Keersmaeker peut faire danser Bach comme elle le fait sans qu’il n’y ait de contradiction entre deux œuvres que, d’un certain point de vue pourtant, tout oppose. (Il semble qu’il y ait beaucoup moins d’écart entre Steve Reich et Anne Teresa de Keersmaeker qu’entre Jean-Sébastien Bach et Anne Teresa de Keersmaeker mais, pour les raisons que je viens d’indiquer, ce n’est tout simplement pas vrai). L’inaccessibilité de l’art, l’écart grandissant entre l’artiste et le public ainsi que le remplacement de l’artiste par le créateur de contenus, tous ces phénomènes reposent peut-être sur une seule et même confusion : que tout soit public ne signifie pas qu’il ne puisse pas y avoir d’originalité, mais que l’originalité est accessible à tout le monde (dans le double sens de l’invention et de sa réception). Une politique culturelle ne devrait pas être condescendante, elle devrait croire en l’aventure. Il n’y a que l’incompréhension qui rende possible la compréhension. Parce qu’elle refuse le mensonge du marché et offre une expérience singulière, seule l’avant-garde est inclusive.