onze avril deux mille vingt-trois

Cette nuit, oh quelle détestable nuit, cette nuit, j’ai rêvé que Nelly me quittait. J’aurais pu donner une version plus raisonnable des faits qui avaient causé ce rêve — Nelly était allée dormir dans la pièce à côté —, mais c’est tout ce que mon esprit inquiet a pu faire de la réalité : inventer cette histoire où je souffre, où l’on m’abandonne. Il y avait longtemps que je n’avais pas fait ce genre de rêve. Est-ce que ces vieilles photographies sur lesquelles j’étais tombé dans l’après-midi précédant le rêve avaient réveillé quelque chose en moi, un profond sentiment d’insécurité, la conscience de l’échec essentiel de mon existence ? C’est possible. Mais il est aussi possible que ces chaînes de causalité reconstruites a posteriori expliquent un peu trop bien les choses. Ce qui ne signifie pas qu’elles passent à côté de la réalité, mais qu’elles ressemblent un peu trop à une auto-analyse dans laquelle tout ce que l’on fait, c’est parler de soi avec soi-même, ressasser, radoter, sans que jamais on ne parvienne réellement nulle part. Tout est vrai dans ce que je viens de noter, mais est-ce intéressant ? Je n’en suis pas certain. N’oublie-t-on pas un peu trop souvent que 99,999% des vérités sont des phrases inintéressantes sur des phénomènes ennuyeux ? Pourtant, voilà ce qu’est la vérité dont on fait tellement de cas. Certaines vérités présentent bien quelque intérêt, mais lesquelles ? Si on procédait à l’inventaire raisonnée de toutes les vérités que l’on est en mesure d’énoncer, ne s’apercevrait-on pas que l’immense majorité, voire 99,9999% d’entre elles sont insignifiantes, et notamment celles qui nous montrent en fait en train de nous apitoyer sur notre propre sort ? Peut-être que, dans une certaine mesure, ce qui a changé dans ma vie depuis que Daphné est née, c’est que je ne prends plus de réel plaisir à m’apitoyer sur mon triste sort. D’où la nullité de mon rêve et l’idée que je voudrais émettre à présent à son sujet : qu’il ne m’a pas tant empêché de dormir parce qu’il révélait mes angoisses enfouies au plus profond de mon inconscient, le genre de celles qui ne se manifestent que la nuit venue durant le sommeil, mais qu’il était d’une inanité confondante. Il y a tant de choses à rêver, faut-il donc ne rêver que de ses petites angoisses, de son petit moi étriqué, de sa petite personne qui sanglote telle une pauvre petite chose fragile dans la position du foetus : « Pourquoi suis-je si malheureux ? Pourquoi est-ce que personne ne m’aime ? Pourquoi la vie est-elle si injuste ? Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? » Complaisance qui semble infinie dans laquelle se roule le moi occidental ; il y a tant de choses à faire, tout un monde à changer, suis-je si médiocre, si minable que je ne puis penser qu’à ça, mon petit moi ? À quel point c’est lamentable, plutôt que m’entêter à essayer de sonder la profondeur de ma petitesse, ce matin, je suis allé marcher, histoire d’oublier ma fatigue, et de m’oublier moi-même.