Qu’en quelques siècles à peine, le voyage dans la lune, de rêve de poète qu’il était, soit devenu un rêve de milliardaire en dit plus long sur l’évolution de notre civilisation que d’innombrables et savantes études sociohistoriques. Et quand, dans quelques années à peine, le voyage dans la lune sera devenu un rêve de prolétaire, à moins que ce ne soit déjà le cas, tout va si vite, quelque chose aura été bouclé au sein de notre prétendue humanité, quelque chose qui a trait sans doute à son destin. Le poète est un visionnaire, certes, mais c’est aussi un prolétaire. Et ses rêves sont le contingent de l’avenir, l’armée de réserve des triomphes du futur. Triomphes qui, au moment où ils s’accomplissent, semblent toujours un peu imbéciles. Notre rêve n’était-il pas plus beau qui nous faisait rencontrer des peuples avec lesquels nous fraternisions ? Au lieu de quoi, l’univers, tremblant devant nos massacres, s’est vidé : il n’y a plus personne, plus rien, que l’écho de nos chimères qui claironnent sans réponse. Nous rêvons ces futurs lointains que les riches de demain accompliront, s’en attribuant tout le mérite. Et ainsi, nos rêves, nos rêves gâchés, nos rêves bâclés, nos rêves en apesanteur rendus terre à terre, feront-ils la fortune des puissants, en deviendront la réalité. L’avenir, une fois accompli, nous paraît-il décevant parce que la réalité l’est ou parce que le passage à l’être tient toujours du ratage ? Ce qui est beau, ce n’est pas la chose, c’est de l’imaginer, dit le poète visionnaire, parce qu’il sait bien, le poète prolétaire, qu’il devra travailler pour actionner la chose, la rendre vraie. Rendre vrai, quelle déception. Une utopie vendue ne l’est plus, c’est un fait parmi d’autres que l’obsolescence guette. Le rêve du poète, en revanche, lui, ne le sera jamais, obsolète. Il peuple d’autres mondes plus accueillants, où les faits ne sont pas des choses, mais des songes. Le progrès en marche, voilà l’image la plus nette du recul de l’imaginaire. Et les milliards du futur dans la lutte trébuchante des espèces ont beau jeu de railler les rêveries du passé. Du haut de leur olympe de fortune, ils n’occulteront jamais l’amère réalité : leur triomphe est une défaite. Les temps changent, en effet, c’est l’un de ces truismes à l’aide desquels la bonne conscience s’accommode de tout, elle pour qui, en vérité, tout est indifférent, du moment qu’on peut faire des affaires. Tout s’écrase, tout semble minuscule devant les zéros qui s’accumulent pour faire des milliards, des milliards de milliards, et les jurons d’hier sont déjà l’ennui mortel de demain. Une utopie vendue et c’est le cours de l’ennui qui repart à la hausse, inexorablement. Qu’avons-nous à faire du présent à présent qu’il s’est accompli en notre défaveur ? Il n’est pas réaliste, non, le poète visionnaire parce qu’il est aussi, un et le même, le poète prolétaire. Et le poète réaliste, gavé de son succès, n’a plus alors qu’à se filmer la bite —, au fond de sa mauvaise conscience, il le sait : c’est lui, le raté.