quatorze avril deux mille vingt-trois

Je m’appelle Jérôme O., j’ai 45 ans, et je fais des piges en attendant que mon génie soit reconnu à sa juste valeur. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de me présenter tout à l’heure. Quand même, non, ce ne serait pas la meilleure manière d’ouvrir mon autobiographie, je crois que telle n’était pas mon idée. Mais alors, mon idée, quelle était-t-elle ? En ai-je seulement la moindre idée ? Je venais de finir un texte sur un livre (une pige, donc) et j’étais peut-être un peu trop satisfait de moi alors que, en vérité, ce n’est pas grand-chose. Ce n’est pas que je ne désire pas ce que je fais — j’avais envie, bizarrement mais sincèrement, d’écrire sur les livres des autres et c’est ce que je fais et quand ce que je fais, ce n’est pas trop mal, on me donne un peu d’argent, pas beaucoup, mais un peu d’argent en échange, je n’ai donc pas de raisons de me plaindre —, mais le peu de valeur objective de ce que je fais, ce peu de valeur est-il compensé par la valeur subjective de ce que je fais ? C’est mal formulé. Je ne crois pas en la distinction sujet / objet. Comment dire donc ? Le peu de valeur monétaire de ce que je fais est-il compensé par la valeur esthétique de ce que je fais ? Non. Et c’est bien cela, cette absence de compensation à tous les sens du terme, qui pose problème. Ce que j’ai écrit hier à propos du poète visionnaire qui est un poète prolétaire, ce n’était pas une blague, ni une manière de me moquer du poète visionnaire et du poète prolétaire, mais vraiment une équation que j’avais envie de poser tout en exposant les raisons pour lesquelles je pensais que je la pouvais poser : poète visionnaire = poète prolétaire. Et les autres poètes ? m’interrogera-t-on. Eh bien, précisément, il n’y a pas d’autre poète que le poète visionnaire qui est aussi un poète prolétaire. Les autres poètes, comme Michel Houellebecq, étouffés par le succès qui ne les empêche pas d’étouffer dans leur médiocrité, doublement étouffés, donc, les autres poètes ont tellement perdu toute notion du sens de l’existence qu’il ne leur reste plus qu’à se filmer la bite pour exister. Le fait que ce ne soit pas une métaphore, que la femme de Michel Houellebecq ait pu confier devant le tribunal à qui elle demandait avec son mari d’interdire le film pornographique où on le voit en train de baiser que le grand écrivain souhaitait faire du porno pour « contrer sa morosité », je cite, le même écrivain dont Laurent Wauquiez pouvait dire sans rire que c’était « le dernier romantique », on imagine bien Victor Hugo se faire sucer la bite facecam, le fait donc que tout cela soit vrai, que ce soit notre époque et qu’aussi fort que nous essayions, pour l’instant, nous n’y puissions rien, que nous soyons donc contraints de vivre dans ce monde-là, sans issue possible, cela, c’est la vraie dimension politique de notre temps, et c’est à cela qu’il faut apporter une réponse, une réponse qui ne soit pas politique, donc, puisque c’est la politique qui nous aura amenés là, mais qui la dépasse, qui invente quelque chose de neuf, de radicalement différent. Qui a une vision aujourd’hui est condamné au prolétariat parce que l’époque est anti-visionnaire, elle est obsédée par la seule valeur qu’elle connaît et reconnaît, l’argent. Hier, dans mon petit carnet grand public, après avoir développé l’équation poète visionnaire = poète prolétaire, j’ai écrit les phrases que voici : Utopie : la fin de l’argent. Progrès : en finir avec le système monétaire. Il faut en finir avec l’idée que l’argent est la mesure de toutes choses, des hommes comme des bêtes, des êtres comme du non-être.