Ressentiment et résignation vont de pair, pas tout à fait synonymes, mais solidaires, avec quoi on fait les peuples dociles et leurs idoles tristes. Et puis, de toute façon, c’est pire ailleurs. Alors tout est justifié, tout est résolu. On apprend à aimer la servitude comme on s’habitue à la laideur ; cela fait partie de nos vies et l’on oublie, l’on désapprend si vite à se demander comment ce pourrait être différent que, bientôt, s’impose la réalité avec son évidence crasse : ce ne peut être autrement. Au fond, le quoi a moins d’importance que le comment pour comprendre ce qu’il nous arrive. Le quoi, tout le monde le connaît et, à vrai dire, la force du quoi, c’est qu’il pourrait être n’importe quoi. Le comment, en revanche, façonne nos vies entières : on altère la signification au point que tout en vient à sembler logique, vrai et juste alors que tout est barbarisme, ineptie et fausse conscience. Après tout, des enfants ne naissent-ils pas partout, même dans les camps de la mort ? Il faudrait, pour se faire une idée un peu moins imprécise de ce à quoi nous nous trouvons confronter, pouvoir le comparer à un dehors, à un autrement, à un différent, mais il n’y en a plus, tout est clos, borné : masqué le visage de l’évasion, tout est projeté sur l’écran portable de nos désirs assouvis, et il n’y a plus dès lors qu’à accepter les choses telles qu’elles sont, déprimantes mais telles que toujours elles doivent être. Adieu imaginaire, adieu originalité, tout est bancable pour qui n’a pas le sens du bancal, du glissement, de l’inclinaison, du point de fuite. Tout est concentré en un point fixe, unique, chaque fois un peu plus le même. Mais comment est-ce possible ? Pas accumulation. Tout le monde finit par se convertir soi-même : l’inacceptable est une variable, une valeur relative à l’air du temps. Il faudrait se pouvoir fier à son esthétique personnelle, croire son odorat quand il nous dit que c’est irrespirable, mais que vaut mon sens esthétique face à la force grégaire, écrasante, du sens commun ? Tout le monde est invité à s’exprimer et par là même à se taire. Silence. On ferme.