dix-sept avril deux mille vingt-trois

Tout : presque rien et tellement. Je ne prétends pas détenir la vérité, ni même savoir ce que c’est que cela, la vérité, mais je vois dans ce phénomène moins une faiblesse qu’une force. Est-ce la raison pour laquelle, pensant pouvoir me satisfaire de cette phrase (« Tout : presque rien et tellement. »), je ne m’en contente toutefois pas, et avance, n’en reste pas là, comme si j’en étais incapable, incapable de me contenter de moi ? Pourtant, durant une bonne partie de la journée, c’est tout ce que j’aurai eu en tête. Aussi, pendant tout ce temps, n’ai-je rien écrit. Dès le matin au travail, de façon quasi mécanique mais pas tout à fait bête, suivant plutôt une sorte de programme qui s’élabore faisant. Et après-midi lecture dans une sorte de confuse clarté — peut-on sincèrement écrire de semblables oxymores ? sincèrement sans doute pas, mais sérieusement non. Expliquons-nous alors. D’un certain point de vue, la culture est à ce point saturée qu’elle en vient à se mettre en travers du chemin qui pourrait nous conduire aux œuvres : nous ne lisons pas les œuvres, mais les lectures des œuvres qui nous précèdent. Mais, d’un autre point de vue, qu’est-ce que la culture sinon cela, des interprétations d’interprétations, pour parler comme Montaigne ? Il est donc nécessaire qu’elle nous étouffe et que nous ayons envie de hurler : Aux choses mêmes ! Or celles-là, les choses mêmes, celles-là aussi sont saturées de culture, nulle part elles ne se trouvent nues devant nous, naïves et disponibles. Est-ce à dire qu’il n’y a plus d’étonnement possible que négatif, devant la bêtise, la laideur, le contentement de soi qui tient lieu de vérité ? Sans doute oui. Sans doute non. Le chemin, il faut se le frayer. Disant à l’instant que je ne prétendais pas détenir la vérité ni même savoir ce que c’était que cela, la vérité, et que c’était une force que de ne le savoir pas, me semble-t-il, c’est ce que je voulais dire : je suis incapable d’être satisfait de moi-même, de me contenter de moi-même, ce que je veux, non, ce que je désire par-dessus tout, c’est l’univers, urbi et orbi, en quelque sorte, qui parviendrait à se désaturer de la culture, à faire de la culture non une cause supplémentaire d’angoisse, de détresse, de malheur, de distance entre la signification et la beauté du monde, mais une source d’émancipation, de libération. Évidemment, ces mots ne veulent plus rien dire, et on perdrait son temps à entreprendre de gratter la couche de mensonges qui les recouvre, la patine de sujétion qui s’accumulant a fini par les déformer, et il serait triste de les rayer purement et simplement, cédant le vocabulaire à qui le colonise, non, il faut parler simplement, il faut parler clairement, il ne pas avoir peur des mots, qu’ils soient petits ou qu’ils soient grands, il faut délier la langue et prendre la parole. Dans la pièce à côté de celle où je me trouve en ce moment, Daphné elle aussi écrit. Et la couche d’assujettissement, de domination, d’aliénation semble un peu moins épaisse. N’est-ce pas cela, la vie qui pousse, la vie qui émeut, la vie qui meut ? N’est-ce pas cela, la vie ?