dix-huit avril deux mille vingt-trois

Je suis assis à la table de la cuisine. Dans un numéro de Pif Gadget, je lis les aventures de Rahan, homme préhistorique qui, armé de son seul coutelas, rend le monde meilleur. Je dois avoir sept ans au moins, la scène se déroule dans la cuisine de l’appartement de Marseille, pas dans celle de l’appartement d’Amiens, où j’ai vécu pendant six ans. Je le sais parce que les couleurs ne sont pas les mêmes, plus sombres pour Amiens, plus claires pour Marseille, et que les deux pièces ne sont pas orientées de la même façon dans l’espace. Je dois avoir sept ans au moins et je suis heureux. En partant d’Amiens, j’ai été très malheureux parce que j’ai dû quitter Peire. Je me souviens d’une scène qui se déroule chez lui, à l’étage de sa maison. C’est le soir, nous sommes chez Peire pour que je lui dise au revoir. Mes parents me disent que nous devons partir, mais je ne le veux pas. Ils me disent que nous nous écrirons, mais cela ne m’intéresse pas, je ne veux pas écrire, je veux vivre, je veux rester avec Peire pour toujours. Je sens que je ne suis plus le maître de mes mouvements, que des bras me prennent, alors je me mets à pleurer, à hurler, je ne veux pas qu’on m’arrache à mon ami, je ne veux pas partir, je veux rester ici, c’est ici chez moi. En haut de l’escalier, il y a de la lumière et moi, même si je ne le veux pas, on me force à descendre, on me tire vers le bas. Je suis dans les bras de ma mère, mais je ne veux pas descendre l’escalier, je ne veux pas partir, je veux rester avec Peire, mon meilleur ami. Peire et moi, nous nous écrirons une lettre ou deux, et puis plus rien, l’amitié par correspondance est un non-sens pour l’enfance. Peire et moi, nous ne nous reverrons jamais. L’arrachement, la coupure, la déchirure, l’enlèvement. Quand je suis retourné vivre à Marseille, je l’ai fait, parce que je me suis cru méditerranéen, mais ce n’est sans doute pas vrai : la première trace du bonheur, son origine, c’est dans le nord de la France qu’elle est située. Alors, c’est ce que je me dis, peut-être que, pendant des années, je me suis trompé, trompé sur moi-même, trompé sur le monde, trompé sur tout. Ces deux souvenirs qui s’enchaînent l’un à la suite de l’autre en sens inverse de la chronologie m’émeuvent aux larmes, nouent ma gorge, je dois reprendre ma respiration pour les écrire, ne pas être dépossédé de moi-même par leur venue. Ils m’émeuvent tant ces deux souvenirs que je ne veux pas évoquer ce qui, dans le présent, a causé leur anamnèse, de crainte de les abîmer. Ils en savent plus sur moi que moi-même. Ils contiennent un secret que je ne suis peut-être pas encore prêt à découvrir, pas encore prêt à révéler. Mais je m’approche d’eux, je me rapproche de mon origine. Et le fait d’être (un mauvais) père n’y est sans doute pas étranger. Je voudrais que quelqu’un console cet enfant, mais c’est impossible, seule la réalité, un autre cours de la réalité, aurait pu le faire, et la réalité, cet autre cours de la réalité, c’est cela qu’il a vécu, c’est cela que j’ai vécu. Le souvenir est inconsolable.