{Vie de moine, 1} Depuis quelques jours, en plus de mon carnet grand public à lignes dans lequel j’écris avec mon stylo à bille rétractable, tous deux noirs, je transporte avec moi un carnet grand public, noir lui aussi, mais aux pages vierges dans lequel je ne dessine rien. Il est là : quand je change de pièce, il change de pièce aussi, quand je prends mon sac pour aller faire un tour, je le mets dans mon sac, mais je ne m’en sers pas. Il y a plusieurs raisons qui pourraient expliquer le fait que je ne m’en serve pas, la première étant que je ne sais pas dessiner, mais je crois que cela n’épuise pas tout le sujet. C’est vrai que je ne sais pas dessiner, mais cette ignorance ne m’a pas empêché de dessiner, à l’occasion, par le passé. Non, la vérité est quelque peu différente, qui se peut approcher tout d’abord par une question. N’y a-t-il pas quelque chose de sublime dans cet espace vierge, concentré sur lui-même et portatif ? Comme une étendue de rien repliée sur elle-même, des couches superposées de possibles, des éventualités feuilletées dont je ne fais rien, mais qui sont là, disponibles. Disponibilité du néant au format de poche, que peut demander qui cherche à envisager des choses qui n’ont pas encore été cernées, des événements qui n’ont pas encore eu lieu, des faits qui n’ont pas encore été circonscrits, des paysages qui n’ont pas encore été vus, des phrases que personne n’a encore dites ? Vais-je conserver cet espace vierge, là, toujours avec moi, à portée de mains ? Je ne sais pas. Pour être tout à fait honnête, j’avais écrit quelques phrases dans ce carnet, au début de l’été dernier, me semble-t-il. Après que nous nous fûmes installés de nouveau à Paris, j’allais m’assoir au cimetière du Montparnasse où j’écrivais des phrases simples, des phrases paisibles, mais j’ai arraché ces pages pour faire de ce carnet non un carnet d’écriture mais un carnet de dessin sans dessins. Le carnet de dessin sans dessins, c’est presque un concept en soi, une idée de génie sans génie, mais peut-être qu’il ne doit pas demeurer ainsi, peut-être que, comme toutes choses, il doit changer, peut-être que, comme moi, il doit changer. Je ne sais pas. Peut-on savoir ? Faut-il savoir ? Ne faut-il pas plutôt laisser les choses se faire, comme ce vide qui s’est fait dans les pages de mon carnet ? Pourquoi se remplirait-il, ce vide ? Pourquoi ne se remplirait-il pas, ce vide ? La liberté est totale ; l’indétermination, parfaite.