Couru une heure ce matin. Sans compter la pause pour faire la bise à A. et discuter quelques minutes avec elle, près du Parc Montsouris. Est-ce que cela, courir, comme je ne l’avais plus fait depuis des mois, est-ce que cela fait partie de ce que j’ai appelé hier, une « vie de moine » ? {Vie de moine, 2} Oui, au sens que voici : prendre un pan de l’existence et tout changer, non pour le plaisir expérimental d’observer les effets du changement, quand même ce plaisir serait certain, mais pour donner un grand coup de hache dans le cœur de la vie, et la voir voler en éclats. Comme on ne sait pas se taire, comme on n’a trop peur pour fuir, accepter la défaite et tout recommencer à zéro, il faut détruire. Qui veut préserver la vie — la vie sociale, les habitudes, les institutions, les relations, l’organisation, l’ordre, le travail, et tout ce que j’oublie de mentionner pour ne pas perdre le fil de ma pensée —, qui veut préserver la vie ne comprend pas la vie. La vie ne se conserve pas, la vie est par nature changement. (Le changement est la nature de la nature.) Tout ce qui ne change pas est voué à la mort. Mais ce changement, ce n’est pas celui dont on vante les mérites en ces temps où nous vivons et qu’y s’obtient en basse politique par quelque réforme d’on ne sait trop quoi, de n’importe quoi pourvu que quelque chose semble changer, pourvu que l’illusion du mouvement soit donné à qui veut bien croire l’admirer ; — le changement prend le sujet du changement pour objet : le changement se change toujours lui-même, qui change ne change rien, ou du moins pas tant qu’il ne se change soi-même, qui change quelque chose, dit toujours et avant tout : « Je change. » Je change donc je ne suis plus, je me transforme, je détruis — I destroy, I destroy, I destroy. La peur de la destruction, d’où provient son atténuation par oxymore en « destruction créatrice », n’est pas tant la peur des effets de la destruction, que la peur du processus même, la peur de tout processus, de tout acte, de tout ce qui n’est pas, mais a lieu, se déroule, vit. La « destruction créatrice » est rassurante parce qu’elle sauve l’être quand la destruction ne sauve rien, mais dissout, anéantit. S’anéantir soi-même, changer tout soudain, balayer ses habitudes d’un revers de la main pour faire de la place sur la table d’écriture, humilier ses certitudes, ce n’est pas tant du courage que cela demande, que l’envie de vivre. La haine de la sclérose, c’est elle l’amour de la vie.