Vision du monde réel et réelle vision du monde font-elles la moindre différence ? Le devraient-elles ? Qu’est-ce à dire ? Que nous n’y comprenons rien ? Que nous ne comprenons que trop bien et faisons dès lors semblant ? Mais semblant de quoi ? Semblant de ne pas ? Je suis allé courir ce matin. C’était une belle matinée d’automne égarée au début du printemps, me suis-je dit, parfaite pour faire un tour à pied dans le jardin après avoir remonté le boulevard jusqu’à la Closerie des Lilas, tourné à gauche pour croiser le maréchal Ney, traversé le jardin des Grands explorateurs, Marco Polo, Cavelier de la Salle, fait un deuxième tour avant de m’arrêter pour rentrer en marchant, rue de Fleurus, coupé le boulevard Raspail à la hauteur des Belles Lettres, rue Notre Dame des Champs, rue de Rennes, à droite brève portion du boulevard avant le retour au point de départ. Temps parfait, boucle parfaite, j’aimerais dire « allure parfaite », mais je ne le puis pas, meilleure allure que les jours précédents, oui, cela ne fait aucun doute, mais pas suffisante à mon goût. Une allure à mon goût, quelle serait-elle ? Une partie de la réponse est dans le point d’interrogation : je l’ignore. Mais n’est-ce pas pour la trouver que tu cours ? Eh bien, non, ce n’est pas pour courir que je cours, ou alors si, c’est pour courir que je cours, un peu comme les komu-sō jouaient du shakuhachi pour jouer du shakuhachi, un peu comme je joue de la musique pour jouer de la musique, c’est-à-dire pour atteindre à une sorte d’éveil, non pas un état stable, mais parvenir une sorte de compréhension de l’univers et de tout ce qu’il s’y trouve (le monde et moi, ce pourrait être une définition de l’univers, d’ailleurs, — « qu’est-ce que l’univers ? le monde et moi »), où la vision du monde réelle et la réelle vision du monde ne font aucune différence, comment savoir dans ces conditions quelle allure peut bien être la bonne ? La boucle, c’est la chance que nous offre l’existence, quand même elle nous ramènerait toujours au point de départ, ne nous ramènera jamais au point de départ, il y a toujours une forme spirale dans la boucle, comme dans les premières pièces que Steve Reich a composées et où, tout tournant en rond, la musique va quelque part, entraîne l’auditeur dans son immobile mouvement ; l’immobilité du mouvement entraîne et dépasse l’immobilité du mouvement. Le ciel semble s’éclaircir par moments, je laisse les pensées passer, comme les nuages, je ne les retiens pas. Mes affaires préparées sont étalées sur la table, attendent que je les range dans des sacs, attendent de prendre la route demain matin.