vingt-quatre avril deux mille vingt-trois

Beaucoup de rien. C’est ce à quoi l’on aurait pu s’attendre si la route pas tout à fait déserte n’avait pas révélé autant d’un vide si profond. Immenses à-plats jaunes des champs de colza semblent irréels. Qu’ils soient la réalité même (avec tout ce que l’on est en mesure de lui reprocher, tout les reproches dont on peut accabler l’usage que l’on en fait — la réalité existe peut-être, mais elle ne se présente jamais à nous que dans l’usage que nous en faisons — nous ne faisons rien que des usages), cela ne change en rien à l’effet qu’ils font, l’impression qu’ils procurent et qui fait partie de ce qu’ils sont. Soudain, quelque chose s’ouvre qu’on pourrait appeler l’espace si l’espace n’était pas partout, disons donc que c’est sa perception qui semble plus facile. L’espace en tant qu’espace n’est pas plus ou moins accessible, pas plus ou moins là, non, mais quand on tend la main, on a l’impression qu’il n’y a rien, et c’est sublime, cette non-chose, là, ce non-être, là, rien. Ici, il n’y a rien. Quelle merveille. Un peu plus tard, l’air entre les choses sera un parfum et l’air entre les choses, on dira alors que c’est le parfum des choses. Depuis combien de temps n’avais-je pas couru sur ce sentier qui longe la côte jusqu’à la baie ? Presque cinq ans. C’est étrange, j’aurais dit que cela faisait plus longtemps. J’avais l’impression que la dernière fois, j’habitais encore à Paris alors que non, j’habitais déjà à Marseille. Je me souviens que, cet été-là, j’avais écrit six contes. Six contes en six jours. Je me souviens que l’un de ces contes, je l’avais écrit en courant sur le sentier, l’idée m’en était venue là, en courant, j’ai revu l’endroit exact tout à l’heure, et je l’avais écrit en courant, ensuite, comme j’avais écrit « La disparition des mâles » sur la Corniche à Marseille, quand j’habitais encore à Paris, recopiant couvert de sueur les phrases déjà écrites en pensée une fois rentrée à la maison. C’est étrange, encore étrange, de se souvenir exactement de l’endroit où l’on a eu une idée ou en tout cas de se dire à l’endroit où on a eu l’idée en question : « C’est exactement ici que j’ai eu cette idée. », de se souvenir et de l’endroit et de l’idée, comme si l’endroit et l’idée n’étaient pas séparés, n’étaient pas des entités distinctes. Les idées ne sont pas dans la tête, elles sont dehors. Le conte s’appelle « La vie dans les bois », c’est le troisième des six contes que j’ai écrits ces six jours-là. Si j’étais un grand écrivain, on publierait ces contes dans un volume à part, si j’étais un grand écrivain, il y aurait bien un con pour trouver un titre génial à ce volume, une phrase sortie du texte viendrait nommer l’ensemble, ou quelque chose comme ça, avec une préface intelligente et tout et tout, mais comme ce n’est pas le cas, le con, c’est moi, et ces contes, personne ne les a publiés. Il faut dire que je ne les ai proposés à personne. Qui en voudrait ? Personne. Quod erat demonstrandum. Ces contes, si j’ai envie de les relire ? Je ne sais pas. Pas tout de suite, en tout cas. Tout de suite, j’écris mon journal. Le premier conte s’appelle : « La porte bleue », et je me souviens très bien de l’endroit où j’ai eu l’idée de ce conte, dans le jardin de la maison que nous avions louée cet été-là, mais je ne peux pas y retourner, ce n’est pas chez moi, et le type qui nous avait loué la maison cet été-là n’a plus jamais voulu nous la louer. Le deuxième conte s’appelle « On cherche la lune dans la nuit noire », et je peux faire à son sujet la même remarque qu’au sujet du premier et du troisième conte qui, comme je l’ai déjà dit, s’appelle « La vie dans les bois. » Le quatrième raconte une vision que j’ai eue sur la route et s’appelle « I’M THE FUTURE. » Le cinquième conte s’appelle « Notes pour une théorie de la catastrophe individuelle », aujourd’hui, si je devais lui donner un titre, je l’appellerais plutôt : « Notes pour une théorie de la catastrophe personnelle », je trouve que ça sonne mieux, mais c’est aujourd’hui, demain, si je devais donner un titre à ce conte, je lui en donnerais peut-être un autre, et il reflète assez bien le genre d’idées que je ressassais à cette époque à cause de l’échec de mon roman La vie sociale, lequel n’a jamais trouvé d’éditeur et n’en trouvera jamais. Quant au sixième conte, il narre une partie de l’histoire d’un personnage qui s’appelle Vadim Blanc, le conte aussi s’appelle « Vadim Blanc ». Ce personnage, Vadim Blanc, on le retrouve aussi dans La découverte de la singularité, le texte dont j’ai parlé à R. il n’y a pas longtemps. Tout se tient dans ce que j’écris. C’est peut-être pour cette raison les gens s’en foutent de ce que j’écris parce que moi, je ne m’en fous pas, ni d’eux, ni de ce que j’écris. 4848 signes. Je ne pensais pas écrire autant aujourd’hui. C’est fou, la vie.