Il y a toujours un qui dans les pas de qui nous marchons, me dirai-je un peu plus tard, quand j’écrirai mon journal, me souvenant alors que, en ce vingt-six avril deux mille vingt-trois, allant et venant sur la plage de l’Aber, j’avais pensé à Stephen Dedalus, allant et venant sur la plage de Sandymount Strand, le seize juin mille neuf cent quatre, où, pris de la même envie que lui, pour ma part, j’étais allé trouvé un endroit un peu à l’abri des regards derrière la dune pour me soulager. À quoi ça tient, la littérature. À quoi ça tient, la vie. Est-ce parce qu’il y a toujours un qui dans les pas de qui nous marchons, fût-ce, comme aujourd’hui, par métaphore, que, n’y tenant plus, j’avais fini par marcher en rond, afin de me persuader, au bout d’un certain temps mesuré en nombre de révolutions accomplies (combien, au juste, je ne le sais pas, un certain nombre, c’est tout ce que je puis dire, un certain temps), que je ne marchais plus que dans mes propres pas ? « Un cercle tracé en marchant », me suis-je dit ensuite, prenant la photographie de ces quelques révolutions que je venais d’accomplir dans le sable et l’image photographiée s’est superposée à ce que je voyais de mes yeux nus, image sur laquelle se superposait à son tour le souvenir de la photographie de la ligne faite en marchant de Richard Long et le souvenir d’Anne Teresa de Keermaeker dansant le long d’un cercle tracé dans le sable au son de Violin Phase de Steve Reich. Images par l’accumulation desquelles, si l’on voulait, on prouverait que, quand même l’on croirait tourner en rond tout seul, en réalité, on suit toujours un qui, fût-ce un qui absent, fût-ce un qui fictif, fût-ce Stephen Dedalus ou Richard Long ou Anne Teresa de Keersmaeker. Quel labyrinthe plus parfait qu’un impeccable cercle dont on ne peut jamais sortir qu’en le brisant, c’est-à-dire en ne respectant pas sa nature de cercle, en s’en échappant, en prenant la fuite ? Dans le dédale des signes dessinés par l’univers, on ne s’oriente qu’en acceptant de s’y perdre, de les suivre à la trace, et telle est l’origine de toute enquête. L’origine de toute enquête, et l’origine de toute existence : tâcher de découvrir quoi faire d’une chose dont on ignore la nature et dont on ne sait même pas si elle possède la moindre signification. Cette personne, là-bas, qui marche sur la plage, que fait-elle ? Erre-t-elle, rêve-t-elle, cherche-t-elle un endroit pour se soulager ou se contente-t-elle de promener son chien ? Qu’entre le ridicule et le sublime, il n’y ait pas de différence essentielle, guère plus qu’une différence de quelques degrés à peine, cela ne devrait pas nous effrayer. Non, au contraire, n’est-ce pas une raison supplémentaire d’aimer la vie ?