Poisson, mon frère, dans ton aquarium, comment se fait-il que je me sente si proche de toi ? Et que faut-il faire, mon frère poisson, que faut-il faire pour comprendre enfin que la vitre qui nous sépare n’est que l’illusion d’une séparation ? Par elle, nous croyons mettre de la distance entre les choses et les êtres, distinguer des choses d’autres, mais sa transparence est trompeuse, mon frère poisson, qui nous fait accroire qu’elle n’existe pas alors qu’elle est partout, qu’elle traverse chaque instant de notre existence, éloigne, repousse, et ne nous permet jamais de rien comprendre. Poisson, mon frère, dans ton aquarium, j’ai eu envie de franchir la vitre et de venir t’embrasser. S’embrasse-t-on chez les poissons ? Mon frère poisson, on ne nous parle que de mort, pourquoi personne ne t’écoute ? Chut, écoutez-le, mon frère, le poisson, taisez-vous et écoutez, laissez-le parler. Hier au soir, comme je zappais sur les chaînes de télévision, je suis tombé sur deux vieux messieurs qui parlaient du droit à mourir. C’était formidable, disaient-ils, citant Montaigne ou Dieu sait qui, quel bonheur de pouvoir mourir quand on en a envie. Ah mourir, c’est cela l’ultime liberté. Incréduble, j’ai regardé quelques secondes ces deux vieux messieurs qui bavardaient, souriant sous le regard translucide de quelque animateur, et je me suis demandé si je dormais déjà et si, dans mon sommeil, je délirais, m’imaginant que je regardais à la télé Alain Comte-Sponville et Éric-Emmanuel Schimidt divaguer sur la vie, la mort, le sens de l’existence. Mais non, tout cela était bien réel, et se déroulait sous mes yeux médusés, effrayés, par tant de vieillesse, tant de laideur, tant de médiocrité. Tout à coup, je me suis senti vieux, vieux et fatigué. J’ai eu envie d’aller voir Daphné pour lui dire de me tuer avant que je devienne aussi vieux qu’eux, mais il était tard et Daphné dormait déjà. Je n’allais tout de même pas la réveiller pour ça. Oui, mais alors, aurais-je pu me dire si je ne rêvais éveillé, n’ont-ils pas raison, au fond : n’a-t-on pas le droit de mourir avant de devenir trop con ? Bien que sûr que oui, l’individu a tous les droits, c’est même à cela qu’on le reconnaît (c’est l’individu qui a inventé le droit, pourquoi se priverait-il, en effet, d’en inventer chaque jour un nouveau ? — ce n’est plus un code, c’est une rhapsodie), sauf que, eux, cons, eux, ils l’avaient probablement toujours été et le naufrage, ce n’est pas une question d’âge, non, c’est une question de goût. Qu’on puisse claironner sur tous les tons qu’on a le droit de mourir, ce n’est rien que montrer qu’on ne comprend rien à la vie. La mort n’est pas un appendice malheureux de l’existence, ce qui vient à la fin de la vie. La vie n’ouvre pas des droits à la mort comme le travail à la retraite (l’idéal bureaucrate de l’existence). Plutôt que de chercher sans fin des diversions, des divertissements, il faut regarder la réalité en face, droit dans les yeux, fussent-ils globuleux. Mais c’est le drame de notre époque, en suis-je venu à me lamenter, tout est tourné en ridicule et, in fine, tout n’est plus qu’un sujet de société dont on débat à la télé. Le naufrage, disais-je. Dans l’aquarium, ce matin, repensant à ces quelques secondes cauchemardesques que j’avais vécues la veille, je me suis demandé : si mon frère le poisson pouvait parler, s’il pouvait enfiler son petit costume de velours côtelé jaune moutarde et passer à la télé, que dirait-il ? Toujours le même bocal, quel monde, quand même.