vingt-huit avril deux mille vingt-trois

Cette jeune vache qui, cependant que je passais devant elle, s’est mise à courir elle aussi, essaya-t-elle de me dire quelque chose ? Si j’avais choisi de m’arrêter plutôt que de continuer, aurais-je eu la réponse à ma question ? Qu’il me soit permis d’en douter. Réclamait-t-elle le droit de mourir ou, simplement, comme cette course soudaine et joyeuse le faisait voir, le droit de vivre, cette jeune vache ? Elle avait l’air vraiment heureuse de se mettre à courir tout à coup, c’est vrai. Et maintenant, je puis dire que je sais ce que c’est qu’une vache heureuse. Est-ce que, comme on n’est pas capable du meilleur, on s’abandonne toujours au pire ? Pas une variante de l’acrasie, un sentiment qui s’est fait mien, aujourd’hui, cependant que je repassais à l’endroit même où, il y a deux jours de cela, cette jeune vache, me voyant courir, s’était mise à courir elle aussi : notre incapacité au meilleur ne nous conduit jamais à nous interroger sur cette incapacité, mais toujours à faire le pire, comme si, redoublant l’incapacité, et redoublant d’incapacité, nous nous révélions toujours incapables de ne pas agir. Et, ainsi, comme nous ne pouvons nous assurer d’aucun droit de vivre, d’aucun droit à la vie, ce droit impossible, nous en inventons le négatif, le droit de mourir. Tout ce qui fait l’économie du tragique entretient l’économie de la tragédie. Ce n’est pas en niant le tragique que nous parviendrons à nous en débarrasser, à rompre une bonne fois pour toute avec lui, c’est en y faisant face. Or, il faut que nous parvenions à en finir avec la tragédie — c’est cela, l’idée du bonheur comme chose commune —, c’est une utopie au sens d’idéal régulateur, qui doit gouverner nos actions. Quand nous laissons le kitsch gouverner nos actions — réclamer un droit de mourir comme si c’était une condition du bonheur, voilà l’illustration parfaite de ce kitsch malfaisant qui fait le mal en le niant, nie le mal tout en le faisant pourtant, sans voir qu’il est précisément en train de le faire —, nous alimentons l’économie de la tragédie, nous vivons dans un monde d’illusions. Tout illusion est une voie sans issue, nous en demeurons prisonnier. Il faut brûler toutes nos illusions. Est-ce que je préfère les vaches aux philosophes ? Est-il besoin de répondre à la question ?