En des lieux où règne une paix terrible, l’existence consciente de soi tient du sacrilège. Existe-t-il une existence dépourvue de conscience de soi ? La pierre, je pourrais dire qu’elle est, mais qu’elle existe, qu’elle existe autrement que comme au sens d’une sorte de prédicat logique (∃), qu’elle existe comme moi je me sens exister quand je pense que l’existence consciente de soi ne devrait pas exister, pas tout le temps exister, cesser parfois d’exister, quand on le désire, on devrait pouvoir cesser d’avoir conscience de soi, qu’elle existe ainsi, cela, pourrais-je le dire ? non, je ne crois pas que je pourrais le dire. Pourtant, c’est une existence de cette sorte que j’ai enviée, une existence sans conscience de son existence et, constatant qu’elle n’était sans doute pas possible, cette existence tout court, je me suis demandé si tout ce qui croît, tout ce qui pousse, tout ce qui change, se métamorphose, si tout ce qui existe en ce sens n’était pas maudit par la conscience de soi. On voudrait arrêter de penser, arrêter de penser qu’on pense, mais on ne le peut pas. En un lieu où règne une paix terrible, il faut encore écrire qu’il y a des lieux où règne une paix terrible parce qu’on a conscience de se trouver en un tel lieu. La conscience de soi redouble tout, elle redouble ce redoublement même, on sort le carnet et le stylo de sa poche et l’on écrit. C’est pour ce faire qu’on les a mis là. Le silence lui-même est conscience de soi, ce n’est pas quelque chose qui a lieu, c’est le résultat d’une démarche, un aboutissement, un accomplissement, on apprend à se taire, si on n’apprenait pas à se taire comme on apprend à parler, on passerait son temps à grogner. Si on n’apprenait pas à se taire, on n’apprendrait pas à parler, on ne ferait que grogner. Est-ce que la plupart des gens passent leur temps à grogner ? Ce n’est pas la question que je voulais poser. Cette question ne me plaît pas. Elle laisse parler une version de moi qui n’est pas celle que je voudrais être, même si je la suis aussi, même s’il m’arrive de l’être aussi, je préférerais ne pas. Ne pas quoi ? Je préférerais ne pas exister, quelquefois, être comme je m’imagine que seule une pierre est, mais peut-être que je me trompe. Qu’est-ce que je sais de ce qu’une pierre pense, moi ? Je ne lui ai jamais demandé. Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam et tibi dabo claves regni coelorum. Même le christianime, Stendhal a eu l’intelligence de le souligner, même le christianisme commence par un jeu de mot, et il faut bien que la pierre pense sinon l’église ne tiendrait pas dessus qui conduit au paradis. Étais-je assis au paradis ? N’était cet homme repoussant qui, casquette vissée sur le crâne, n’avait de cesse de prendre des photographies de tout ce qui lui tombait sous le nez, j’aurais pu croire que oui. Mais il était la preuve que j’avais conscience de moi (j’ai écrit que « j’étais conscience de soi » et ce lapsus calami doit être lui-même noté par écrit), que j’étais conscient de tout ce qu’il y avait autour de moi, que je ne pouvais pas me tenir là, au cœur de cette paix terrible, et me contenter de vivre. Cette paix, d’ailleurs, avais-je pu m’empêcher de la qualifier de terrible ? Avais-je pu m’empêcher d’en dire quelque chose ? La conscience de soi redouble tout ce que la signification viendra redoubler à son tour. Et l’existence de s’élever au carré de son carré. Comment dans ces bavardes conditions, ne me condamnerais-je pas au malheur, moi, qui ne puis m’empêcher de penser et de parler ? Enfin, de parler, d’écrire, plutôt, mais c’est tout comme, mais c’est bien mieux.