premier mai deux mille vingt-trois

La première nouvelle de la journée aura lieu dans trois semaines. L’anniversaire de Jean-Pierre Cometti, date à laquelle, il y a quelques années de cela, j’avais imaginé une sorte de rituel en sa mémoire. Je n’ai jamais accompli ce rituel : la première année, pour cause de pandémie, les restaurants étaient fermés, la deuxième année, aussi, je crois, pour cause de pandémie, la troisième année, je ne m’en souviens plus, et cette année, je vis à Paris, que Jean-Pierre n’aimait pas tellement, bien loin du lieu où le rituel devait avoir lieu. Le rituel se sera ainsi réduit à l’annonce du rituel non accompli. Est-ce mieux ? Je ne sais pas. Probablement que oui puisque, en vérité, ce rituel, si je l’avais accompli, c’est pour moi qu’il l’eut été. Alors, il y a quelque part dans un coin de mon esprit l’idée de la chose non accomplie, l’idée de la possibilité de la chose, ce qui, en un sens, est très musilien, tout comme se trouve sur un étagère de ma bibliothèque la pierre que j’avais prise devant la tombe du cimetière de Cépie où je m’étais rendu seul par une chaude après-midi d’été. À la suite de cette première nouvelle annoncée par une alerte que j’ai moi-même programmée avant de l’oublier et qui me surprend donc chaque année, tout semble glisser sur moi. Les informations n’ont aucun sens, elles se valent toutes, c’est un fait. L’humanité a donné corps au relativisme le plus absolu : tout se vaut et rien n’a réellement de sens. Est-ce la réalité même ou est-ce la façon dont nous avons façonné la réalité ? Pour faire la différence, il faudrait comparer la réalité même et la façon de la réalité entre elles, disposer pour ce faire d’une sorte de mètre étalon, d’un point de vue extérieur à tous les points de vue, duquel nous pourrions voir les choses comme si ce n’était pas nous qui les voyions, comme si personne ne les voyait, comme s’il n’y avait pas de regard. Or, ce n’est pas possible. De l’impossibilité de ce regard sans regard, de cette écoute sans écoute, de ce sentir sans sentir, le relativisme le plus absolu découle-t-il logiquement ? Je ne le crois pas. Mais tout se passe comme si, et la seule manière peut-être de survivre à cette égalisation universelle (tout = n’importe quoi), c’est de laisser passer les choses, non pour apprendre l’indifférence absolue — l’indifférence absolue est la conséquence subjective du relativisme objectivement absolu, et c’est cela qu’une bonne fois pour toutes, il nous importe de dépasser, l’opposition entre sujet et objet qui fonde le relativisme absolu, tous les objets finissant par être absorbés par le sujet parce que « tout est politique », « tout est social » — mais apprendre les différences, à faire des différences, se concentrer en soi-même, c’est-à-dire s’ouvrir au dehors. Il n’y a pas, d’un côté, le monde et, de l’autre, le moi : l’un est dans l’autre et l’autre est dans l’un. En orientant mon attention sur une chose — et non une accumulation infinie de choses dont il faudrait que je réussisse à dégager quelque sens alors même que c’est impossible, et comment ne pas s’épuiser dans ces conditions, ne plus rien comprendre à rien ? —, ce n’est pas cette chose seule que je parviens à décrire, mais tout ce pan de l’univers qui aura rendu cette chose possible, tout cet aspect de l’univers auquel cette chose contribue à donner sa physionomie singulière, unique, entre toutes reconnaissable. Ce pan de l’univers qui n’est à nul autre pareil. Qu’il n’y ait de somme finale permettant de parvenir à une image complète de l’univers et, partant, de l’existence, n’est pas une défaut de cette façon d’aborder le monde, c’est tout simplement qu’il ne saurait en être autrement : il n’y a pas de totalité finale, il n’y a jamais que des totalités partielles. Oxymore ? Si l’on veut, mais pensons-y quelques instants, arrêtons-nous quelques instants là-dessus, ne capture-t-elle pas, cette « totalité partielle », quelque chose qui s’affirme dans notre expérience la plus ordinaire et la plus exceptionnelle ? Tous ces tous que nous faisons, tout ces tous qui sont notre vie même, et qui pourtant ne se dissolvent pas en un tout plus grand, en un tout qui les subsume, le tout des tous les tous, le tout du tout, ni ne se résolvent en rien du tout, mais s’accomplissent chacun en soi-même, comme une grande cadence inachevée, impossible à achever, qu’il ne faut surtout pas achever pour garder sauve la possibilité d’une durée, de durer. Qu’il n’y ait pas de séparation, cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de distinction, pourrais-je peut-être conclure là-dessus, mais je n’ai pas envie de conclure, pas plus que je n’ai envie de mettre un point final à cette page d’aujourd’hui. Aujourd’hui, je crois, je voudrais passer ma journée à écrire, à concentrer toutes choses en cet espace fictif, d’où essayer de rendre sens des choses, de toutes les choses qui me viennent, qui passent sous mes fenêtres. Ne pas sortir, tout concentrer en-dedans, non pour l’enfermer, mais pour pénétrer au cœur. Oui, mais voilà, les choses ont-elles un cœur ? Ne sont-elles pas si belles de n’en avoir pas ?