Qui sont ces gens qui ne peuvent plus se montrer en public sans protection policière ? Qui ne peuvent plus vivre sans garde ? Et qui nous gardera d’eux ? Toute la journée, les voitures noires du pouvoir foncent sur le boulevard, toutes sirènes hurlantes. Je cite : « Chers visiteurs, À l’occasion de la cérémonie officielle de commémoration de la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, nous vous informons que le Jardin du Luxembourg est fermé au public le mercredi 10 mai 2023 toute la journée pour des raisons de sécurité. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour la gêne occasionnée. Le Jardin rouvrira ses portes dès 7:30 jeudi 11 mai. » Quartier bouclé, cars de police en file indienne, tout est fermé, tout est verrouillé, pour que la République puisse jouer sa comédie de la fraternité. Rue de Vaugirard, des lycéens avec quota de noirs obligatoire triés sur le volet font la queue pour participer à l’apologie de la diversité. Ce qui aurait pu être l’occasion d’une grande fête populaire (et je précise, pour dire toute la vérité, que je déteste les grands fêtes populaires) se réduit à une manifestation privée pour gens bien intentionnées. Ah, quelle tristesse, a-t-on envie de se lamenter. Mais est-il triste, en vérité, le déclin de la démocratie représentative ? Henri Lefebvre, dans son livre sur la Commune, affirmait que la forme de cet événement avait été la fête. Comment s’appelle la négation de la fête ? Comment s’appelle la négation de la Commune ? Comment s’appelle la négation de la vie ? Politiquement, nous ne devons plus aspirer qu’à ceci : ne plus être représenté. Refuser les conditions mêmes de la démocratie représentative. Tout le monde doit se représenter soi-même, ce n’est qu’à partir de cette tabula rasa qu’une forme de vie commune (pas une communauté : une existence vivable en commun) pourra devenir possible. L’État policier n’est pas l’apanage des régimes totalitaires. Qu’est-ce qu’un pouvoir qui ne peut s’exercer sans la force policière pour se maintenir, pour se protéger ? Qu’est-ce qu’un pouvoir qui doit se protéger des gens sur qui ce pouvoir est censé s’exercer ? Et comment ces gens peuvent-ils accepter qu’un tel pouvoir s’exerce sur eux, contre eux ? Il faut commencer, non par prendre le pouvoir, mais par le rendre, s’en défaire, s’en déprendre, en finir avec le pouvoir. Le non-pouvoir n’est pas faiblesse, mais possibilité de joie, fête, partage de l’existence, partage du monde. Cachée derrière les grilles que protègent les forces de l’ordre, la République a l’air apeurée, elle tremble, et se couvre de ridicule. Elle a cessé d’être sa propre parodie, même ce rôle est trop difficile à jouer pour elle, elle qui est de moins en moins quelque chose, mais se refuse à n’être plus rien. Il faut la laisser s’amenuiser, s’affaiblir de ses démonstrations de force, la laisser s’enfermer, se barricader (c’est un paradoxe qui n’est pas sans une réjouissante ironie : la République qui est née dans les rues barricadées contre le pouvoir se barricade désormais pour protéger son pouvoir de la rue — autant dire qu’elle n’est déjà plus), la laisser moisir jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Alors, quelque chose sera possible, peut-être.