Est-ce que je n’ai pas envie d’écrire aujourd’hui ? Mais, vous n’y êtes pas du tout. D’abord, je crois vous l’avoir déjà dit, écrire, ce n’est pas une question d’envie, c’est une seconde nature. Et ensuite ? Ensuite ? Ensuite, rien, je crois. Y a-t-il un horaire pour écrire ? Suis-je un employé au bureau de l’écriture ? Et si c’était le cas, supposons que je sois une sorte d’employé aux écritures, eh bien, qui mon patron serait-il ? Moi ? C’est absurde, on ne peut pas être l’employeur et l’employé. Ah bon ? Ne peut-on être, pourtant, et le couteau et la plaie ? Qu’est-ce que vous dites de cela ? Qu’est-ce que je dis de cela ? Rien. Je ne dis rien de cela. J’écris mon journal, c’est tout. Est-ce tout ? Un journal qui n’est pas un journal, on ne se contente pas de l’écrire, n’est-ce pas ? Et puis, pourquoi écrivez-vous ? Pas pour être lu, des happy few, il en faut tout de même en peu plus pour prétendre « être lu », alors pourquoi ? Qu’est-ce qui vous pousse à écrire de la sorte ? L’ennui, la lutte contre l’ennui ? Possible. Je me souviens qu’un jour, quand j’essayais de publier un livre que j’avais écrit et qui s’appelait C’est ici que se trouve le bout de l’ennui, qui s’appelait, qui s’appelle, après tout, il existe toujours, inédit, certes, comme la plus partie de ce que j’ai écrit, inédit, mais toujours existant, eh bien, une éditrice à qui je l’avais adressé pour achever de me convaincre d’abandonner parce qu’elle trouvait que c’était mauvais m’avait écrit quelque chose comme : « Et puis, vous savez, vous n’être pas le premier à écrire sur l’ennui… » C’est entendu, et alors ? Je ne sais plus qui m’a écrit cette phrase dégueulasse, j’ai oublié son nom, je crois que j’ai toujours les lettres de refus dans mes archives, je les ai toutes gardées, après les avoir lues, je ne les relisais pas, je ne suis pas malade, mais je les gardais pour ne pas oublier, les refus, les échecs, les humiliations. Étaient-ce des sources de motivation ? Je me souviens que Nelly m’avait demandé pourquoi je les gardais, ces lettres de refus. Est-ce que je lui avais répondu « pour ne pas oublier », je ne sais plus. Une source motivation ? Non, comme j’avais décidé d’écrire, enfin, décider, comme il se trouvait qu’il fallait que j’écrive, quoi qu’il arrive, que c’était ma vie, je n’avais pas besoin de motivation, c’était une seconde nature, c’est une seconde nature, mais j’avais besoin de savoir que le monde me détestait, c’est étrange à dire, mais j’avais besoin de le savoir, besoin de savoir qu’on ne voulait pas de moi, qu’on préférait me refuser plutôt que de me rencontrer, qu’on s’en foutait de moi, que les plus bienveillants des éditeurs voulaient que j’écrive autre chose, que j’écrive autrement, tandis que moi, je voulais écrire comme j’écrivais, et pas autrement. Je voulais mon écriture à moi, pas celle des autres, mes idées à moi, pas celles des autres, ma façon de voir à moi, pas celle des autres, je voulais être moi, je cherchais qui c’était, ce moi que je voulais être. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai autant de difficultés avec « le monde des lettres » parce que je veux faire les choses comme je veux les faire, parce que je fais les choses comme je veux les faire, et pas comme les éditeurs, les éditeurs, c’est-à-dire : le marché, pas comme le marché veut que je les fasse, les choses, les livres, la vie, tout. Pourquoi est-ce que vous me racontez tout cela ? Je ne sais pas, j’avais l’impression que c’était ce que vous vouliez savoir ? Ne vouliez-vous pas savoir ? De quoi parlait C’est ici que se trouve le bout de l’ennui ? « Parlait », pourquoi le passé ? D’accord, de quoi parle C’est ici que se trouve le bout de l’ennui ? Je ne sais plus de choses banales, de la vérité, de l’ennui, de Rome, de Nelly, de Nefertiti, la chanson de Miles Davis, de la vie, de l’amour, de l’espace, des choses, de moi, de la vie. Vous l’avez déjà dit. Je fais exprès de répéter. Je fais exprès de répéter. Et vous l’avez abandonné ? Oui et non. J’ai fini le livre. Et puis, comme personne ne voulait de ce livre, je suis passé à autre chose. J’ai écrit un autre livre, et puis un autre, et puis un autre, et puis je ne sais pas quoi. Il ne faut pas rester coincé, c’est vital : si l’on reste coincé, on meurt. Il arrive, c’est vrai, qu’on ne puisse pas ne pas rester coincé. C’est la vie, c’est la fin, c’est la mort. Moi, j’avais encore envie de vivre. C’est vrai que je souffrais terriblement des refus, des échecs, des humiliations. J’en souffre encore aujourd’hui. Toujours aussi terriblement, je ne m’y suis pas habitué, je ne m’y habituerai jamais, mais je le montre moins. J’en parle moins. Je me tais plus souvent qu’avant à ce sujet. J’essaie d’employer mon énergie à faire autre chose que me plaindre. À écrire. À écrire. À écrire. Je me souviens, longtemps après avoir fini C’est ici que se trouve le bout de l’ennui, avant que les monstres littéraires soient publiés, j’en ai déjà parlé, il y a quelques années, je marchais rue de Vaugirard, côté XV, il faisait froid, il faisait gris et, tout en marchant, je ne cessais de me répéter qu’il fallait que ça marche, je crois que je marchais pour ne pas cesser de me le répéter sans pourtant devenir fou, me répéter qu’il fallait que ce livre soit publié, que je ne pouvais pas avoir tant souffert pour rien, que mes souffrances ne pouvaient pas être en vain, si j’espérais si fort, c’est parce que je savais très bien que les souffrances peuvent être en vain, je sais très bien que les souffrances peuvent être en vain, je sais très bien qu’il se peut qu’on souffre pour rien, et par souffrance, j’entendais aussi bien les refus que les trahisons, que la mort de ma mère que j’avais fini par souhaiter tellement je souffrais, sa mort que je ne voulais pas vraiment, je voulais une autre vie, mais que j’ai souhaitée quand même, et quand elle a fini par mourir, je n’ai pas fini de souffrir, j’ai continué de souffrir. Et encore plus, sans possibilité de rémission. Cancer infini. Péché infini. Quand les monstres littéraires ont finalement paru, avez-vous cru que vous n’alliez plus souffrir ? Je ne sais pas, je crois que je me suis contenté d’être heureux pendant le temps que je pouvais être heureux. Je crois qu’au fond je savais que j’allais souffrir encore, que tout cela était précaire, que tout était précaire, que tout est précaire, de toute façon, mais que je pouvais être heureux, que ce n’était pas un péché de plus d’être heureux. Être malheureux ne ressusciterait pas ma mère. Être heureux ne tuerait pas ma mère une deuxième fois. Je ne me disais pas tout cela, mais c’est ce que je pensais, je crois. Je trouvais des moyens absurdes de me punir d’avoir souhaité que ma mère meure et qu’elle soit morte. Et le fait qu’elle serait morte quand même je n’aurais pas souhaité sa mort, cela ne m’aidait à me sentir moins coupable. Cela ne m’aide pas à me sentir moins coupable. On n’en finit pas avec le péché. Tout péché est originel. Pas très original de dire cela. Mais qu’importe. J’écrivais avec mon sang, ce sang dont personne ne voulait, peut-être qu’il était contaminé par la faute, le péché, la culpabilité, qui sait ? Peut-être est-il contaminé, mon sang. Et maintenant, avec quoi écrivez-vous ? Toujours pareil, avec mon sang. Avec mon sang.