Hip hip hip aura ! Pourquoi m’aura-t-il fallu attendre tant d’années avant de découvrir enfin la vérité ? Et n’y a-t-il pas une part d’injustice difficilement supportable à être né, par le plus grand des hasards, du mauvais côté de l’univers, là où jamais l’on n’a su que faire de vos talents ? C’est le destin, certes, mais le destin peut être cruel, si cruel, n’est-ce pas ? Et imbécile, surtout. Mais quoi, Jérôme, quoi ? Je venais de sortir du Bon marché où j’avais fais quelques emplettes quand un homme que je n’avais jamais vu de ma vie, tout à coup, m’arrêta. What is the name of the place ? Sorry… The name of the place ? Oh, c’est la rue du Cherche-Midi. Sorry ? La ru-euh du cher-cheuh miii-diii. Oh thank you. You’re welcome. You’re very strong, you know. Sorry ? You got good aura. Got what ? Good aura, you got good aura. Oh, really ? I’m glad you like it. Good afternoon ! Et c’est vrai, me suis-je dit après être parti dans un franc éclat de dire, c’est vrai que, non, tout le monde n’a pas la chance d’avoir une bonne aura. Tout ne s’expliquait-il pas soudain ? Malgré mon insuccès, la somme incalculable de mes péchés, toutes ces choses qu’hier à peine j’avais confessées pour ne les point cacher, pour ne rien retenir, ne pas mentir, ne rien dissimuler de ma médiocrité, de ma bassesse, de ma veulerie, de ma nullité, de ma non-avenue, l’évidence se manifestait d’elle-même à qui savait voir. Il suffisait de regarder comme lui l’avait fait. L’homme était à peu près de ma taille, la peau couleur chocolat au lait, je dirais, les cheveux noirs enroulés dans une sorte de turban de la même couleur et vêtu de même. À en juger par son accent, je dirais qu’il était indien ou pakistanais, de confession hindouiste, dirais-je aussi, probablement, étant donné son affirmation, et grand lecteur d’âme, assurément. Qu’il ait su lire en moi comme en un livre ouvert, cela a-t-il quelque chose d’étonnant ? On pourrait penser que oui. On pourrait se montrer sceptique. Mais le fait que je n’étais pas préparé, que je n’offrais pas, mon sac à vin à la main, la meilleure image de moi-même, n’apporte-t-il pas en soi la preuve pure et simple, irréfutable, de la véracité des propos de l’homme inconnu ? En un éclair, tout est limpide, il suffit d’avoir l’œil. Le matin, par exemple, alors que je venais de courir, tournant en rond dans le Jardin des Grands Explorateurs parce que le Jardin du Luxembourg, pour la deuxième fois de la semaine, était fermé au public afin de laisser des légionnaires chanter en toute sécurité, je remontais le boulevard du Montparnasse, quand j’ai croisé Frédéric Beigbeder, qui, devant le Select, tout en tirant derrière lui sa ridicule petite valise en polycarbonate, surmontée du sac en papier règlementaire tenu dans la même main que la poignée télescopique de l’absurde valise que tous les Provinciaux en goguette à Paris s’obstinent à trimballer partout où ils vont, on ne peut pas être et avoir été, mais parfois, à défaut d’être, il vaudrait mieux n’avoir jamais été, parlait à un type insignifiant aux cheveux tout aussi gris que les siens. Eh bien, est-ce que quelqu’un a arrêté Frédéric Beigbeder pour lui vanter les mérites de son aura ? Certainement pas. De quoi Frédéric Beigbeder est-il la réincarnation ? Cela, il vaut probablement mieux ne pas le savoir. C’était drôle parce que la veille, tandis que je confessais par écrit l’immensité de mes péchés, je m’étais souvenu de ce texte que j’avais écrit et envoyé, avant de me trouver finalement condamné à y travailler, chez Grasset, à Jean-Paul Enthoven. Ce texte, qui s’appelait Ma femme (une théorie des nuits d’amour), faisait le récit des aventures de Nelly avec Frédéric Beigbeder, aventures fictives, certes, mais qui exprimaient avec sincérité les sentiments que m’inspirait, et à vrai dire m’inspire encore, le monde dans lequel je vis, cette angoisse mêlée d’effroi et de dégoût, celle-là même qui, à l’instant, entendant le voisin du dessus ricaner grassement, vient de me faire dire à Nelly : « Tu sais, je crois que je n’aurais pas pu être un homme… Ah bon, alors qu’est-ce que tu es ? » Dieu seul le sait, et Jean-Paul Enthoven, à qui donc je l’avais adressé, achevait sa lettre de refus par les mots que voici : « Et puis, vous savez, je suis l’éditeur de Frédéric Beigbeder… », ce qui n’était pas exactement fidèle à la réalité, mais je n’entrerai pas dans les détails, on m’accuserait de chipoter (ce n’est pas vrai). Pourtant, un œil sans réelle expertise en la matière, jugeant par les seules apparences clinquantes que nous offrent du monde les médias de masse, pourrait tout à fait supposer que Frédéric Beigbeder a une bonne aura et pas moi. Eh bien, non, c’est tout le contraire. Cela, c’est l’homme en noir qui me la dit. Si j’avais eu la présence d’esprit, mais j’avais peur, petit-bourgeois que je suis, d’être tombé sur un charlatan, si j’avais eu la présence d’esprit, je lui aurais demandé s’il savait quelle était l’état de l’aura de Walter Benjamin, histoire de me situer un peu mieux sur l’échelle de l’aura, un tiens vaut mieux que deux tu l’aura, Frédéric Beigbeder tant, Walter Benjamin tant, Jérôme Orsoni tant, mais cela aurait sans doute été en pure perte : sans contact direct, comment connaître l’état de l’aura de qui que ce soit ? C’est impossible. On ne le peut pas. Il faut voir la personne en chair et en os. Et en aura. Fier toutefois de moi, je suis rentré à l’appartement, où j’ai dit à Nelly : « Sache pour ta gouverne, Nelly, que j’ai une bonne aura. » Elle m’a regardé d’un air interloqué. Alors, j’ai insisté : « Oui, je suis fort, j’ai une bonne aura. » Silence. Regard qui suggère plus qu’il ne révèle. « C’est quelqu’un qui te l’a dit ? », a-t-elle fini par comprendre. Alors je lui ai tout raconté, imitant à la perfection l’accent de mon auracle, de la petite aventure qui venait de m’arriver. À quoi cela tient-il, la vie ? Un jour, on est au fond du trou et, le lendemain, à peine sorti de là, on découvre, comme ça, flânant rue du Cherche-Midi, qu’on est quelqu’un d’exceptionnel. J’aurai dû demander un certificat à l’homme en noir, ou quelque chose comme ça, afin d’assurer désormais mes interlocuteurs de ma supériorité auréolée. Mais quand on est quelqu’un d’extraordinaire, peut-on s’embarrasser de pareilles contingences ? Mon aura et moi, ne nous sommes-nous pas bien au-dessus de tout ce qui végète aura des pâquerettes ?