quinze mai deux mille vingt-trois

Pour comprendre le moment de l’histoire que nous vivons, il faut prendre conscience d’un retournement majeur. Jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, le rapport de forces au sein des sociétés occidentales et de celles qui en imitent le fonctionnement reposait sur la difficulté à assouvir les désirs. L’assouvissement du désir était, de fait, réservé à une élite. Ce à quoi la majorité aspirait, c’était l’assouvissement du désir dont l’élite détenait le monopole. La lutte politique était articulée autour de ce centre qu’était la question libidinale. Et la conquête du pouvoir pouvait se confondre avec la conquête du désir. Néanmoins, cette aspiration, contrairement à ce qu’on avait fait accroire à la masse privée de l’assouvissement qu’elle désirait, c’est le capitalisme lui-même qui, finalement, y a répondu. Dans le système capitaliste, tous les désirs peuvent être satisfaits. Et ils le seront. Or, en satisfaisant les désirs, le capitalisme ne s’est pas contenté d’accomplir une promesse non tenue depuis des millénaires, il a transformé la nature même du désir. Depuis les origines, le désir a été présenté à l’être humain comme ce qui se trouve impossible à assouvir, l’inassouvissable même, qui se répète à l’infini, se reproduit sans cesse et nous entraîne dans une course folle dont le terme est notre perte. Le sommet de la morale était ainsi la suppression des désirs. Le saint, le bouddha ne renonçait pas à ses désirs, il les supprimait pour atteindre à la béatitude. Le capitalisme a ruiné cette conception : le désir n’est pas l’inassouvissable, mais le toujours déjà assouvi. Le capitalisme ne promet pas que, dans une autre vie, ou au terme d’une longue et douloureuse ascèse, au prix d’un sévère examen de conscience, d’une conversion de notre vie, nous seront libérés de nos désirs. Le capitalisme promet que, quoi que ce soit que nous désirions, cela sera accompli sans délai ni reste. Et tient cette promesse : tout ce que je veux, je peux l’obtenir. Dès lors, le désir est extrait du champ de forces de la lutte politique pour n’être plus qu’une question technique, auquel les progrès continus de la science et de la technologie répondent de façon toujours plus adéquate. Par suite, la politique, vidée de sa substance libidinale, n’est elle-même plus qu’une question technique, un choix de paramètres dans l’allocation de ressources en croissance potentiellement infinies (le rêve d’une économie fondée sur le recyclage et le renouvelable gérée par une intelligence artificielle illimitée et infaillible donne une nouvelle vitalité à l’utopie capitaliste). La politique est privatisée et rien, surtout pas les vieilles antiennes d’un autre temps, ne semble en mesure de la rendre publique. La politique a cessé d’être intéressante. Nous sommes entrés dans un monde nouveau, où la lutte n’est plus qu’un épiphénomène, un moment de crise inévitable  comme il y en régulièrement, quelque chose de cyclique, mais que le système est destiné à surmonter : toute destruction n’est-elle pas créatrice ? Dans ce monde où la politique a perdu son intérêt, les gens sont toujours invités à participer, et sans doute le seront-ils de plus en plus, ce désir aussi, le capitalisme permet de le satisfaire, comme il permet à chacune et à chacun de devenir qui il ou elle se sent vraiment. Il suffit en effet de désirer les choses pour qu’elles adviennent. S’est ouverte l’époque de l’abolition de la distance entre le fantasme et la réalité, il ne nous reste plus qu’à l’embrasser. Pour prouver que c’est une illusion, il suffirait de sortir de ce monde où tous les désirs sont satisfaits, mais qui pourrait bien vouloir se priver du plaisir perpétuel de l’assouvissement ? Mais d’où est-ce que je sors tout ça ?