J’ai écrit tout un petit développement sur un sujet de société, comme on dit, et quand j’ai fini de l’écrire, ce petit développement, quand il m’a semblé suffisamment cohérent, je l’ai lu, relu, et puis je l’ai effacé. Ce n’est pas la première fois que je fais ce genre d’expériences, je crois que je les ai déjà relatées ici à plusieurs reprises, et ces expériences je ne les fais jamais dans le but de les faire, je ne les fais pas pour cela, je me contente de les faire, je ne joue pas à faire l’expérience, j’écris et puis, après avoir écrit, j’efface ce que j’ai écrit, pas nécessairement par inanité de la chose écrite, le petit développement que je viens d’écrire, il me semble que j’en pensais chacun des mots, mais alors pour quoi ? Par défaitisme, parce que je m’autocensure, parce qu’au fond je suis convaincu que cela ne sert à rien d’écrire ce genre choses, oui mais, ce que j’écris ici, relatant l’expérience que je viens de faire, à quoi cela sert-il ? à rien de plus que ce que j’ai effacé, alors, donc, pourquoi ? Toutes ces raisons sont bonnes et, à la fois, mauvaises, en tant que raisons qui expliquent, et peut-être la raison est-elle à chercher ailleurs, dans une sorte d’illusion, peut-être est-ce une illusion, l’illusion que voici : je crois encore en l’écriture. À mesure que la cote d’autres valeurs augmente, et les moyens de faire monter la cote de ces valeurs avec, la valeur de l’écriture, par un mécanisme proche de celui des vases communicants, la valeur de l’écriture décroît, perdant sa dimension sacrée (que je ne regrette pas, le sacré, c’est un peu imbécile, avouons-le), elle est devenue quelque chose de très ordinaire, ce qui me convient beaucoup plus que le sacré, mais cette banalité a fait que plus personne n’y croit vraiment : c’est un outil, un fonctionnement, ce qui est vrai, assurément, mais ce n’est plus que cela, et on entend déjà des voix qui conviennent, avec un sens pratique des plus dignes et de plus sérieux, ce sont des gens qui s’y connaissent, qu’un texte écrit par une personne ou par une machine, au fond, c’est la même chose. Moi, qui écris, je ne crois pas que ce soit la même chose, mais ce n’est pas parce que je ne crois pas que ce soit la même chose que ce n’est pas la même chose ; tout se vaut, il faut l’admettre, c’est inutile de discuter. Si je m’y attarde quelque peu sur la question, je crois que c’est cela qui me peine le plus : qu’il soit devenu inutile de discuter. Cette tendance a toujours existé, mais le développement continu de technologies mimétiques la renforce : que faire de l’écriture maintenant que des machines la simulent à la perfection et, bientôt, la maîtriseront mieux que nous ? Peut-être que, bientôt, l’écriture sera devenue superflue. On écrira peut-être encore lors de cérémonies secrètes, cultes rendus à des divinités dont la mémoire se perd dans les profondeurs de l’histoire récrite artificiellement mais, pour l’immense majorité de la population, l’écriture, et peut-être le langage dans son ensemble, sera devenue parfaitement superflue. Qui se souviendra du temps où l’on pouvait passer des heures à parfaire une phrase de douze syllabes à peine ? Personne, à l’exception d’une poignée d’archéologues au chômage. À mesure que l’existence est rentabilisée, la possibilité d’une expérience qui échappe à ce régime universel se réduit. Tout doit être efficace, mesurable, fongible. Une phrase parfaite ne l’est pas. Elle est unique en son genre. Brille d’un éclat étrange encore à l’heure de l’ombre la plus courte. Est-il étonnant qu’elle n’intéresse personne ? Non, c’est normal, c’est banal. Aussi, parfois, quand je me livre à cette normalité, à cette banalité, je me dégoûte : j’écris comme la machine qui me simule, je fais mon lit de mort, me sachant déjà remplacé. Alors, j’efface : peut-être que l’échec est le seul moyen d’échapper à ce remplacement programmé. Peut-être que je raconte n’importe quoi. Comment savoir ?