Hier, dans le livre que j’ai ouvert, c’était aussi un mardi 16 mai. Nous étions en 1989. J’ai lu le premier chapitre avec une passion et un plaisir sans commune mesure avec les sentiments que m’évoquent nombre de livres qui, tout en existant, me font penser qu’ils ne devraient pas. C’était l’histoire d’un homme et d’une femme, un écrivain et une photographe, qui décident de partir en voyage sur la ligne B du RER, laquelle traverse l’Île-de-France de Saint Rémy lès Chevreuses à Roissy en passant par Paris, un voyage d’un mois qui a donné un livre publié en 1990, Les passagers du Roissy-Express, magnifique. Ce livre, je l’avais déjà acheté, il y a longtemps, et puis, je l’avais prêté, mais comme il ne m’a jamais été restitué, j’ai dû me résoudre à le racheter afin de le lire, enfin. Dans ma constellation intellectuelle, ce livre n’est pas sans rapport avec ce que Constant écrivit, en 1959, dans le numéro trois de l’internationale situationniste, sous le titre, « Une nouvelle ville pour une nouvelle vie », je cite comme je l’avais déjà fait à une autre occasion, le 10 août 2022 : « Nous réclamons l’aventure. Ne la trouvant plus sur terre, certains s’en vont la chercher sur la lune. Nous misons d’abord et toujours sur un changement sur terre. Nous nous proposons d’y créer des situations, et des situations nouvelles. » Voyager dans la banlieue, un espace où, presque par définition, on ne voyage pas, qui est mis à la marge, rejeté, exclu, c’est faire moins un geste de décentrement que de recentrement. « Mais eux-mêmes, écrit François Maspero en parlant d’Anaïk Frantz et lui, qui étaient tous les deux parisiens et qui, comme tels, avaient vécu depuis des années la lente transformation de leur quartier vivant en quartier-vitrine, en quartier-musée, elle à Montparnasse, lui à Saint Paul près de la rue Saint Antoine, ils avaient vu partir tout un peuple d’artisans, d’employés, de petits commerçants : tout ce qui faisait une rue de Paris. Ils s’étaient accrochés, mais ils avaient vu disparaître, chassés par la rénovation, la hausse des loyers, la vente des appartements, les modestes, les vieux, les jeunes couples et donc les enfants. Pour où ? Pour la périphérie. Pour les banlieues. Paris était devenu une grande surface de commerce et un Disneyland de la culture. Où était passée la vie ? En banlieue. Le « tout autour » ne pouvait donc pas être un terrain vague, mais un terrain plein : plein de monde et de vie. Le vrai monde et la vraie vie. Le seul vague à l’âme qu’ils connaissaient, c’était celui qu’ils voyaient, qu’ils sentaient à tous les détours de leur ville. Et si le centre s’était vidé, s’il n’était plus qu’un centre bidon, cela ne voulait-il pas dire que le vrai centre était désormais dans le « tout autour » ? » Au fond, la transformation de Paris, du vieux qui n’est plus de Baudelaire à sa centrifugation, n’est-ce pas le sens de l’histoire même ? D’où cette autre question : l’histoire va-t-elle dans le bon sens ? Oui, un peu, pas du tout, toujours, jamais ? Qui sait ?