vingt mai deux mille vingt-trois

Je perds mon temps. Tant que je m’agace moi-même. Un jour, je parviendrai à canaliser l’énergie que je gaspille en me dispersant, en faisant le contraire de ce que j’ai décidé de faire, un jour, peut-être. En attendant, il me faut vivre avec moi-même parce que je ne peux pas faire autrement. En ai-je envie ? Pas vraiment, pas tous les jours en tout cas, certains jours, j’aimerais mieux m’oublier, ne plus savoir qui je suis, ne plus savoir ce que cela fait d’être qui je suis. Pour être un autre ? Non, certainement pas. Rien que pour n’être personne. Tu me diras, je suis déjà personne, oui, mais personne en un autre sens : personne signifiant alors non inconnu, mais ne pas être une personne, n’être rien, me contenter d’exister puisque l’on ne peut pas y renoncer, puisque l’on ne peut pas cesser d’exister et puis y remédier, recommencer. Une existence intermittente ne serait-elle pas désirable ? Parfois oui, parfois non. Sauf que c’est impossible. J’ai été pris d’assaut par le sentiment de l’inanité absolue de mon existence tout à l’heure. Nous étions allés voir une exposition sur les guerres de religion aux Invalides et, après les petits soldats et les instruments de musique, nous sommes descendus à l’historial du Général de Gaulle. On y projetait un film sur sa vie, avec des images d’archive et des extraits de ses discours, et je me suis senti d’une vacuité, d’une vanité, d’une inexistence totales. Je n’aurai jamais, me suis-je dit, je n’aurai jamais avec l’histoire qu’un rapport lointain, distant, je ne serai jamais qu’un spectateur de l’histoire. Mais ce n’est même pas cela qui a causé ce sentiment, plutôt l’impression de ne rien vivre, de me soucier de choses infimes, minuscules, sans intérêt ni profondeur ni grandeur, des choses médiocres. Pourtant, c’est une chance de vivre en temps de paix, d’ignorer la violence de l’histoire, de ne pas risquer sa vie sans raison réelle, de n’être pas une victime, de ne pas avoir à se battre pour sauver sa peau, défendre sa liberté. Cela, je ne veux pas le nier. Mais cela, la possibilité de la négation de cet état de fait, cela non plus, ce n’était pas exactement la cause de mon sentiment : au fond, ma vie est vide, sans intérêt, nulle. Il ne m’arrivera jamais rien d’extraordinaire, rien de passionnant, rien que des événements dépourvus de relief. Et pourtant, je vis, je fais comme si cela en valait la peine. Et, à vrai dire, ayant la chance de vivre en temps de paix, et ce alors que, dans ce même temps, d’autres n’ont pas cette chance, je ne suis même pas sûr que cela n’en vaille pas la peine. Peut-être, ce vide est-il nécessaire pour écrire ce que j’écris, pour parvenir à cet état de grâce que je cherche à atteindre dans l’écriture, peut-être ce vide est-il nécessaire pour tirer les choses au clair, pour parvenir à comprendre les choses, comprendre la réalité. Une vie vide d’événements est-elle nécessairement vide de sens ? Cela ne va pas de soi, au contraire, peut-être est-ce précisément le contraire : il faut faire le vide pour parvenir au sens. C’est dans le désert ontologique et non dans la jungle historique que le sens se manifeste, se rend sensible, qu’il se laisse dire.