vingt-et-un mai deux mille vingt-trois

Grasse matinée. Plaisir d’esthète. On me répondra que je n’ai de goûts que ceux de ma classe. Et moi, j’éclaterai de rire : comme à l’école, comme à l’armée, comme toujours, comme tout le monde, voici ce qui les obsède, ranger les gens dans ce qu’ils ne sont pas afin de, précisément, les réduire à cela. En guise de science, mentalité d’épicier. À laquelle, j’oppose. À laquelle, je n’oppose rien — que ma grasse matinée. Plaisir incomparable de demeurer là, séparé de tout et de tout le monde, sans nul contact avec le dehors que les bruits lointains qui m’en parviennent, étouffés, allongé là où je me trouve, à distance de mes semblables qui, dès lors, cessent de l’être, un peu, un peu plus encore que d’habitude, en temps de maigre matinée, et demeurer là, à ne rien faire, ou alors à écrire, tant il me semble que, en vérité, c’est la même activité. Tout le monde veut changer le monde, et moi, je ne veux rien. Peut-être est-ce en ne faisant rien que nous aurions quelque chance de changer le monde, mais je ne veux pas le savoir, cela ne m’intéresse pas, je ne veux rien savoir, non que je veuille tout ignorer, ce n’est pas tout à fait la même démarche, je veux demeurer là encore un peu, laisser le temps passer, laisser le temps se passer de moi. C’est ma tenue de camouflage. Je bâille, tel est mon seul langage. J’ai des idées. J’en ai même trop. Il me faut élaguer, réduire à une expression plus simple tout ce qui me paraît relever de ma pensée, je pourrais dire « aller à l’essentiel », mais je ne sais pas si cela existe, l’essentiel, alors que dirai-je ? je ne dirai rien, peut-être est-ce encore le mieux, le silence comme tenue de camouflage, garder le lit et le silence, me tenir sous le seuil de la réalité, entre l’existence pure et simple et le réel, errer de plaisir dans cette zone d’indétermination où, sans cesser d’exister, je n’atteins pas encore à la réalité, cette zone d’indétermination où tout est encore possible. Quand j’en serai sorti, un peu plus tard, quand ma grasse matinée sera terminée, les choses seront encore des choses, les choses seront les mêmes choses qu’elles étaient hier et, sans doute, même qu’elles seront demain, quand je n’aurai pas le temps de faire la grasse matinée, la réalité aura repris ses droits, étendant ses doigts un peu trop tristes sur ses habitants. Tous les jours devraient commencer comme des dimanches matins, sans urgence, sans précipitation, sans rien. Chaque journée devrait commencer par une grasse matinée, on aurait toujours le temps, après, de décider de devenir ou non réalité, du devenir ou non de la réalité.