vingt-trois mai deux mille vingt-trois

Peut-être que le monde n’est pas si pourri que nous voulons le croire, peut-être que nous cherchons toujours une bonne raison de nous plaindre, et la trouvons. Bien sûr que nous la trouvons. À rebours, l’idée que Musil exprime dans l’Homme sans qualités que la terre n’a jamais été dans un état intéressant. Optimisme à modérer, toutefois : ce qui fascinait Musil, ce n’était pas tant l’état des choses en elles-mêmes que les possibilités infinies qu’elles recèlent. Au fond, de quoi nous plaignons-nous ? Qu’il n’y ait pas assez de possibles ? Ce qui ne signifie pas qu’il y a trop de réel. Avons-nous tort de nous plaindre dès lors que nous savons qu’il y aura toujours autant de réel et toujours plus de possibles ? Le monde est pourri quand il nous empêche d’explorer des possibles, quand il se réduit au réel sur lequel il s’arcboute, quitte à craquer, quitte à se condamner à l’impuissance la plus sclérosée. À la question : Qu’est-ce que tu veux de plus ? il faudrait répondre : Peut-on se satisfaire d’aussi peu ? Le réel révèle chaque jour un peu plus son insuffisance parce qu’il s’assujettit lui-même à son propre principe. Et à la question : Mais qui pourrait bien vouloir d’une telle vie ? il faut se résigner cette fois à répondre : Tout le monde. Tout le monde, à l’exception de quelques explorateurs dont rien ne dit, au fond, qu’ils ne sont pas, dérangés, des malades évadés d’un asile de potentiels aliénés. À l’enfant qui se plaint que les choses sont comme elles sont, seulement comme elles sont, je peux bien répondre de ne pas avoir une telle attitude face à la vie, qu’elle se fait du mal, et dieu sait quoi encore, et puis, il faut bien aller à l’école, c’est l’heure, je n’ignore pas ce qui se dessine chez elle : toutes les histoires qu’on peut inventer ne sont-elles pas plus belles, plus intéressantes, plus riches, plus fascinantes que la réalité, laquelle, univoque, n’est jamais que ce qu’elle est ? Le totalitarisme de la réalité nous condamne à ne jamais parler que d’une seule voix. Musil, ainsi, qui situait son roman durant l’année précédant la Première Guerre mondiale, l’inacheva en 1942 à Genève, où il s’était réfugié après avoir fui le nazisme, et l’on ne peut pas ne pas penser que ceci — la plurivocité du possible et l’utopie qui en découle — n’ait pas quelque rapport antagoniste avec cela — le totalitarisme qui nie la possibilité même d’autres voix. Et ce combat ne s’arrête jamais.