vingt-quatre mai deux mille vingt-trois

Les gens qui. Les gens qui quoi ? Je ne sais pas. Les gens, quoi. Circonvolutions autour de la chose. Tout d’un coup, l’espace s’élargit. Il ne s’agit plus d’être quelque part où avoir une essence (le moi trouve enfin son vrai là, mais si c’était le moi qui était faux ? qui suis-je, moi ? personne), mais d’envisager des périples, des exils, des départs, des transurbances, des translations, tout ce qui change le point de vue que l’on a sur la chose, que l’on a sur les choses. À cheval sur la chose. Chargez ! crie la cavalerie. N’importe quoi. Et soi-même, et le monde tout autour, et l’univers que la somme fait. Ça plus ça plus ça. Circonlocutions autour de la chose, autour des choses. Une phrase en entraînera une autre qui en entraînera une autre qui en entraînera une autre, et ainsi de suite, à l’infini. Si seulement on tenait jusque là. Circonlocalisations autour du monde. En tant que planète. Gépéhesse anarchique. Voyager les valises pleines de livres et la tête vide de tout. Mon problème, car oui, j’ai un problème, mon problème, c’est que je vois juste, tellement juste. Trop juste. Dans mes délires, un jour, je m’étais imaginé que je n’avais pas de succès parce qu’un autre en avait à ma place qui m’avait pris tout le succès que je pouvais escompter. Délire, en effet, si je savais que c’était vrai, contre mon meilleur jugement, c’est ce que je me suis fait accroire, car il faut bien faire confiance aux gens raisonnables qui peuplent la société (« Mais non, Jérôme, tu exagères. Ce n’est pas vrai. Ne raconte pas n’importe quoi ! » Tu parles que je raconte n’importe quoi.), accroire, disais-je, jusqu’au jour où, enfin, quelqu’un, après m’avoir dit, qu’elle avait lu tous mes livres, a fini par m’avouer quelques jours après qu’elle m’avait pris pour l’autre en question, Jérôme Ferrari. Histoire vraie. Qui oserait l’inventer ? Certainement pas moi qui ai une si haute estime de moi. (Badaboum. Se voir tomber de haut.) Le nom, c’est le drame. Entends cette phrase à tous les sens du terme. Quand elle m’a dit qu’elle avait lu tous mes livres, en fait, moi, j’ai tout de suite su qu’elle me prenait pour l’autre. À cause de la Corse, tu vois. Comme si j’étais pour quelque chose. De beauté, je n’ai que les grains. Plusieurs, certes. Mais bien que sachant, ayant un temps d’avance, j’ai fait comme si. J’ai laissé dire. Il faut toujours laisser dire. Après, contente-toi de sourire. Jaune, vert, bleu, tout ce que tu veux. Toute parole est une révélation. Enfin, presque. Bref. Le nom, ce n’est pas seulement le drame de ma vie. Après tout, pour ce qu’elle compte, ma vie. (La vie de l’autre, c’est autre. Mais d’accord, je n’insiste pas, je n’insiste pas.) Non, le nom, c’est le drame de toutes les vies, le drame de l’existence, le drame de la vie sociale, le drame du monde. Le nom aveugle. Le nom ne dit rien, il dissimule. Proust l’avait compris (c’était le sujet d’une étude que j’avais commencé à écrire, il y a longtemps, Paradénigmatique Albertine, c’était le titre que j’entendais lui donner — l’ai-je déjà écrit ici ? je cherche, eh bien, oui), qui a passé son temps à écrire contre les noms, pour voir ce que cachent les noms, pour découvrir, révéler, démasquer, embrasser les individus réels que les noms cachent, « l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie », « l’Odette ne varietur. » Les noms confèrent une unité atemporelle à ce qui n’a d’existence que dans le temps : les gens changent, mais pas les noms. C’est le drame, les noms. Ils nous empêchent de voir le monde tel qu’il est, d’accéder directement aux individus qui le peuplent, ils nous obligent à faire toujours un détour de plus par le langage, à rajouter du langage sur le langage pour savoir quoi dire. Tout ce langage. On voudrait caresser le nom et l’on se retrouve au lit avec qui le porte. Tout ce langage. C’est notre malheur. Les noms ne veulent rien dire. (Bertrand Russell.) Ils barrent l’accès à la réalité, nous font vivre dans un monde peuplé de fantômes sans existence, de spectres sans consistance. Personne n’habite son nom. Le nom est impropre. Ce genre de choses, quoi. Les gens qui. Les gens, quoi. Avec mon nom, moi, je ne sais pas quoi faire.  Je n’ai jamais su quoi faire. Je ne tolère que Jérôme, à la rigueur. Orsoni, que nenni. Chaque fois que je pense pouvoir me rapprocher de l’origine supposée à laquelle il me réfère, je suis pris de l’envie irrésistible de m’évader, d’aller voir ailleurs, avec l’intuition, qu’ailleurs, c’est bel et bien là-bas que je suis. Pas foutre le camp. Foutre le feu au camp. Politique de la terre brûlée. Ta mère. S’il n’y avait pas de noms sur les couvertures des livres, que lirions-nous ? Lirions-nous seulement ? Je n’en veux pas à la dame qui m’a confondu avec l’autre, comment ne le ferait-elle pas ? Lui, il est connu, et moi, pas. C’est la logique des noms, sans jamais personne dedans. Personne.