Moi, par exemple, je ne suis pas né dans la bonne âme. Oh, je sais ce que tu vas me dire, et j’imagine toutes les objections, toutes les dénégations, pis, les rejets, les haines, les calomnies, les anathèmes, tout cela, je le devine, c’est facile de l’imaginer, mais je sais ce que je dis, je le sens dans ma chair, je le sens dans mes os, je le sens dans mon sang : je ne suis pas né dans la bonne âme. Mon corps pourrait s’enfuir, prendre des directions inconnues, embrasser des trajectoires ignorées, connaître un destin inouï, mon corps qui change sans cesse, prend une forme toujours différente, semble fait pour des métamorphoses ininterrompues, mais mon âme, elle, enfermée qu’elle est, sans doute, privée de la brise fraîche, du soleil rayonnant, des senteurs de la terre, des parfums du ciel, mon âme, elle, n’est jamais qu’égale à elle-même, identique, mon âme s’entête à être toujours la même, qui ressasse inlassablement, infatigablement : Je suis ce que je suis. Ô mon âme, quel ennui. Nous aurions pu voyager, découvrir de nouvelles contrées, explorer des territoires lointains où jamais âme qui vive ne mit les pieds, pourquoi faut-il que tu me retiennes ici, me condamnes à vivre encore et encore la même vie, la seule que tu connaisses ? Quel manque d’imagination, ma pauvre âme, quel manque d’ambition, que tu vois petit. J’étais fait pour accomplir de grandes choses et me voici, minuscule, à rechigner dans mon lit : Faut-il se lever encore ? Mon corps de génie, mon corps de héros grec, que fait-il à gésir, interné dans cette âme petite-bourgeoise qu’une éducation convenable aura rendu casanière et frileuse ? Mon corps de saint, mon corps de surhomme, faut-il donc qu’il s’entende dire chaque jour : Calme-toi, Jérôme. Le calme, la tranquillité, la banalité, que des choses ordinaires en guise d’horizon, oh, comme tout ceci est raisonnable. Mon corps s’étire, mon corps se tend, mon corps se déplie, mon corps s’étend, il cherche quelque chose dont se saisir pour en finir avec cette âme, que dis-je ? ce parasite qui l’habite, l’écraser une bonne fois pour toutes comme l’on fait d’un vulgaire moustique, pourriture d’insecte. Mais comment le pourrait-il ? L’âme, en plus d’être petite, bourgeoise, l’âme est immatérielle. Pratique, quand on veut se planquer, se dissimuler à l’abri des regards indiscrets pour accomplir ses desseins malintentionnés. Mais je te préviens, vieille âme fatiguée, ne t’avise plus de vouloir me maîtriser, ôte-toi pour toujours l’idée de me réformer, je serai désormais indomptable comme une divinité barbare, redoutable comme un dieu guerrier, violente comme une ménade enivrée, délirant comme un poète abandonné, je saurai te saisir, et je saurai te détruire. Après tout, qu’es-tu, sinon l’une de ces mauvaises ruses qui, depuis la nuit des temps, nous auront nui, faisant accroire à des choses qui n’existaient pas ? Rien, animalement.