Ce matin, j’ai écrit une page fictive de ce journal. Je venais de rêver que Nelly, partant je ne sais où en compagnie de A., me laissait à la table d’un restaurant, et moi, je suis resté là, assis à la table recouverte d’une nappe à motif vichy rouge de ce restaurant, j’ai sorti mon carnet au bison rouge et, au crayon à papier, j’ai écrit que Nelly, partant en compagnie de A., me laissait à la table du restaurant où je me trouvais, je ne sais plus si je rêvais encore ou si j’étais déjà éveillé, car je me voyais très distinctement en train d’écrire assis à cette table recouverte d’une nappe à motif vichy rouge, mon cahier au bison de la même couleur ouvert dans lequel j’écrivais avec le crayon à papier qui se glisse dans une ouverture prévue à cet effet de la boucle à bouton pression qui permet de tenir la couverture du carnet fermée quand on ne se sert pas du carnet, que Nelly, en compagnie de A., venait de me laisser seul à cette table, et tout ce que cette absence provoquait en moi. Au bout d’un certain temps, je ne sais pas si, pendant le laps de temps qui s’est écoulé, j’ai eu le temps de finir ma page fictive dans mon carnet réel, je suis sorti pour de bon du sommeil, et je me suis dit que ce serait cela, aujourd’hui, le point de départ de mon journal, ce moment de vie à la limite, ou plutôt : sur la limite, cette visite de la limite entre le rêve et la veille, limite où, sans pour autant confondre en tant que concepts la veille et le rêve, on ne sait plus très bien où finit l’un et où commence l’autre, non parce que l’on manque de suite dans les idées, mais parce que le moment où l’un s’achève et l’autre commence ne sont pas vraiment des moments distincts l’un de l’autre ; sans se confondre, ils se coulent l’un dans l’autre pour former un tiers-étant fait de l’un et de l’autre. Et puis, je me suis demandé : aurais-je dû ne pas m’éveiller vraiment, demeurer dans cette indétermination, devenir pour toujours le premier habitant du tiers-étant ? Dans un geste plus machinal qu’assumé, j’ai fini par me lever. Le monde, égal à lui-même, était encore le monde, les choses s’y déroulaient comme toujours elles se déroulent, et je me suis demandé comment les gens pouvaient bien vivre comme ils le font, consentir à cette identité de fait des choses à soi, comment l’on pouvait vivre une vie qui soit à jamais la même, sans conscience, semble-t-il, sans conscience de l’être. Les choses ne pourraient-elles pas cesser d’être identiques à soi ? La malheur est que l’on doive répondre non. Qu’avais-je écrit dans mon carnet au bison rouge ? Exactement, je ne m’en souviens pas. Déjà, écrivant ce que j’y écrivais, il me semblait que je m’étais orienté vers la veille, moins pour sortir du rêve, je crois, qu’afin, au contraire, de tâcher d’y demeurer, de faire passer quelque chose du rêve dans la veille. Rêver que je faisais ce que, dans la veille, je ferai, ce n’était pas succomber à la banalité de l’existence, ce n’était pas me rendre à la réalité du monde réel, faire de sa loi la loi de toutes les vies possibles, mais qu’était-ce ? Était-ce se révolter contre la réalité ? Des yeux, j’ai quitté l’écran où j’écrivais depuis un certain temps, et j’ai regardé dehors : de l’autre côté de la rue, déjà, des ouvriers s’affairaient pour décorer la devanture d’un café, y disposer ces grandes gerbes de fleurs synthétiques qui ornent désormais les débits de boisson à instagrammer. La réalité se déploie par contagion, par contamination, les êtres qui la peuplent s’efforçant pour exister de faire la même chose que les autres, d’adopter les mêmes attitudes que les autres, de parler comme les autres, d’aller dans les mêmes endroits que les autres, de s’habiller comme les autres, de sentir comme les autres, de vivre comme les autres. À rebours de cette essence mimétique de l’existence sociale, le rêve cultive la singularité, il est le temps de tous les débordements, de toutes les aventures, de toutes les incongruités, de tous les dévoilements, de toutes les possibilités. Que tout dans la vie diurne, jusqu’au cabinet de psychothérapie où on le désamorce avec science, soit construit contre le rêve, fondé sur le rejet du rêve, l’opposition à sa logique protéiforme, exprime au fond l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, l’idéal grisâtre auquel nous nous conformons. Même quand ils nous portent vers les sphères reculées de l’espace, les intrications labyrinthiques de l’intelligence, les plus petits constituants des plus petites constitutions, nos désirs ont toujours le goût terre-à-terre du quotidien : comme l’a priori tautologique kantien, nous ne nous intéressons aux choses que pour nous y trouver nous-mêmes, y embrasser avec passion l’idée préconçue que nous nous faisons de ce que nous sommes. Qui ne s’accorde pas le temps de rêver se rendra toujours à la réalité — comme à l’échafaud. Faut-il s’en étonner ? Qui n’aime pas à vivre, n’aime pas à rêver, et pas à rêver, à vivre.